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Extrait : La couleur du Poison de Chani Brooks
Palier 1 : Il était beau...
« Tu as promis, Serena ! Pourquoi tu fais ça ? Je croyais que tu m’aimais ? Tu avais dit que tu m’aimais ! Non, ne me lâche pas, je ne veux pas mourir ! »
(Dans un autre monde, dans le futur)
Etape 1 : Attirance
Sensation de bien-être cotonneux.
C’est la première fois depuis plus de deux ans que Serena est ivre. Ses études ne lui laissaient aucun répit. Elle ferme les yeux, savourant l’instant présent : le ronronnement du moteur, les rires qui résonnent dans la limousine, et enfin, la chaleur, brûlante, du jeune homme qui lui sert de siège. Les bras de Valéry reposent autour de la taille de Serena, soi-disant pour l’empêcher de glisser. Mais tout ce qu’il veut, c’est profiter d’elle plus à son aise. Serena sait à quoi s’en tenir sur lui. Elle n’est pas stupide, elle se croit même supérieurement intelligente. Mais parfois, elle agit bêtement, comme tout le monde. Lorsque Valéry a fait venir une limousine et que Serena a vu que les six places étaient prises par les amis de Valéry, elle n’aurait jamais dû s’asseoir sur ses genoux. C’était envoyer un mauvais signal à ce beau gosse arrogant qui lui a fait un numéro de charme à tomber et qui est persuadé qu’elle va finir la soirée dans son lit.
Hors de question.
Les yeux fermés, abandonnée contre son torse en faisant semblant de dormir, Serena se repasse ce moment, alors qu’elle était assise sur un tabouret du bar, quand il est venu la chercher. Elle est restée fascinée par son corps fin mais aux épaules développées de tennisman, ses traits élégants et racés, qui semblent être ceux d’un prince anglais, ses cheveux blond cendré, mi-longs, qui donnent envie d’y glisser les doigts et ses yeux verts… Ceux d’un tigre embusqué ne pourraient pas fasciner et pétrifier tout autant. De la seconde où elle a aperçu Valéry, Serena l’a voulu. De la seconde où le jeune homme l’a compris et qu’il lui a souri avec arrogance, elle s’est juré qu’il ne l’aurait jamais. Et au moment où il a fait flamber sa carte Black, elle a failli écrire sa promesse avec son propre sang. Parce que s’il y a une chose que Serena déteste plus que les mecs arrogants, c’est les bourgeois.
Dommage… pense-t-elle avec un regret poignant. Mais si je pouvais juste profiter un peu encore…
Profiter de ses biceps qui la retiennent sans échappatoire possible, de ses mains fermes emprisonnant les siennes, de la douceur de sa peau lorsqu’il l’effleure, de sa présence…
— Tu dors, ma belle ? chuchote-t-il à son oreille.
Elle vibre si fort qu’il doit bien se douter qu’elle l’entend. Nouveau murmure :
— Je crois que j’ai attrapé une reine maya…
Serena ouvre à demi les yeux, étonnée qu’il ait deviné qu’elle a du sang amérindien. Elle est d’origine brésilienne. Serena tourne la tête vers le jeune homme qui la couve du regard. Ses yeux ont la forme d’une amande parfaite, presque féminine. Et leur couleur… L’éclat d’une émeraude traversé de stries plus claires, les variations d’une rivière tumultueuse.
Valéry n’a pas un mot, pas un geste, il attend peut-être qu’elle fasse le premier pas. Ce serait un signe de faiblesse de sa part mais en même temps, elle retrouverait le contrôle. Il a peut-être senti que c’était la meilleure façon de l’avoir. S’il lui tend des pièges en plus d’être aussi désirable, Serena n’est plus tout à fait sûre de tenir sa promesse…
Une voix stridente la force à se détourner soudain :
— Hé, la banlieusarde ! Je vois ton string.
Assise en face sur l’autre banquette de cuir blanc, une magnifique Barbie auburn désigne la jupe lamée or et les cuisses entrouvertes de Serena. Une position un peu trop abandonnée c’est vrai, mais Marie-Eugénie est une belle hypocrite. Sa jupe ne vaut pas mieux que la sienne. Elle est jalouse, c’est tout. Cela se voit en clair sur son visage surmaquillé. Depuis que Serena a rencontré Valéry au bar du club, il n’a plus voulu la lâcher et les regards de « Eugie » étaient aussi meurtriers qu’un flingue trafiqué de cité. Aux côtés de la jeune femme, deux autres poupées friquées pouffent de rire en faisant valdinguer le champagne de leur coupe.
L’ambiance décontractée et pourtant artificielle agace soudain Serena autant que la jalousie de cette fille. Serena se redresse et secoue ses cheveux épais de latino. Ses mèches décolorées à la teinture de supermarché font misérable à côté des boucles de Marie-Eugénie. Les yeux noisette de la pin-up flamboient autant que ses cheveux cuivrés. Serena daigne enfin lui répondre :
— Qu’est-ce que ça peut bien te faire qu’on voie ma culotte d’en face ? Les mecs sont tous de notre côté. Hein, Fatou ?
Serena lance un regard de connivence à sa meilleure amie assise à sa gauche sur un autre bourgeois. La frêle jeune femme noire apprêtée comme une actrice nominée aux Oscars, mais 100 % « made in India », ne lui répond pas. Elle est trop occupée à se lover dans les bras d’un rouquin habillé des pieds à la tête de carreaux Burberry. Le jeune homme l’enserre avec tendresse alors qu’ils viennent tout juste de se rencontrer. Une bonne pioche celui-là. À la seconde où Fatoumata l’a aperçu, elle lui a fait un rentre-dedans mémorable. Elle est allée droit à sa table VIP, lui dire bien fort qu’il ressemblait à un ange et qu’elle se sentait pousser des ailes en le regardant. Elle s’est installée à ses côtés avec nonchalance en gazouillant des histoires à propos de la rareté des véritables cheveux roux dans le monde et leur éclat dans le soleil. Serena l’observait du coin de l’œil, guettant les réactions du jeune homme avec appréhension.
C’est pour Fatoumata que Serena supporte ainsi Valéry, pour la suivre et veiller sur elle. Et Valéry en profite. Dès qu’il a repéré Serena qui les observait, il ne lui a plus laissé le moindre choix, l’entraînant à leur table, la faisant danser, lui proposant de finir la soirée avec eux, ne laissant aucun doute sur ses intentions.
Comme s’il suivait ses pensées, Valéry souffle à son oreille :
— Tu portes un string ? Je suis pressé de le voir…
Elle se tourne vers lui avec l’intention de le fusiller d’un mot et d’un regard mais reste prisonnière. L’émeraude de ses yeux s’est voilée de désir. Elle a désespérément envie de toucher ses cheveux blond cendré qui ont la douceur de la soie. Il les a coupés au carré, comme s’il mettait le monde au défi de le contraindre à suivre la mode. Son nez droit et les courbes élégantes de sa bouche ne collent pas avec le sourire de prédateur qui se dessine sur ses lèvres. Une femme est censée se méfier d’un sourire comme celui-là mais le magnétisme qui se dégage de lui est d’une puissance difficile à contenir. Même son amour de jeunesse, ardent et à sens unique, n’a jamais ainsi submergé Serena.
Profitant de son trouble, Valéry tente de l’embrasser, soudain, sans prévenir, devant tout le monde. Serena détourne la tête juste à temps. Elle repousse ses bras avec force pour qu’il la lâche mais Valéry résiste en riant. Tandis qu’elle lutte, Serena ne peut s’empêcher de sentir les muscles de ses avant-bras à travers le tissu. Il porte un tee-shirt à manches longues, un peu trop large, qui dévoile sa nuque, à mourir, et qui semble sorti d’une friperie alors que Serena sait que ce truc doit coûter une fortune, comme son faux jean usé qui doit être flambant neuf. Lorsqu’elle relève les yeux, elle trouve un sourire moqueur sur le visage de Valéry. Il croit qu’elle le matait.
Il est infernal !
— Lâche-moi, gronde-t-elle.
Comme s’il était du genre à obéir…
Les mains de Valéry se positionnent derrière la tête de Serena pour plonger son regard dans le sien. Ses pupilles se sont agrandies, son regard a quelque chose de félin dans sa fixité, une façon de lui dire : « Je te veux, ça ne sert à rien de lutter ».
— Hé, Val ! s’écrie une voix d’homme, douce mais agacée.
Le prince de Fatou vient de les interrompre. Le jeune homme roux jusqu’ici tout gentil a une expression assez énervée sur le visage :
— Lâche-la, dit-il. T’es lourd.
À lui, Valéry obéit. Une dernière caresse sur la nuque de Serena, un éclat de rire et elle est libre.
Troublée, Serena va s’asseoir sur le seul mâle qu’il reste, à sa droite : Max, le plus jeune et le timide de la bande. Elle écrase le pauvre garçon de ses formes pleines. Tout en jambes et en os, Max doit composer avec une peau qui lutte contre l’acné et des cheveux brun filasse. Il est nettement moins beau que Valéry mais ce petit bourgeois bien élevé, au moins, ne la touchera pas sans autorisation. De toute façon, il s’est pétrifié.
En face de Serena, « Eugie » la fixe avec une expression indéfinissable. Mélange de mépris et de pitié. Serena a envie de la claquer.
Il est temps de rentrer.
Serena jette un œil à sa montre, pas connectée, non, bien old school, une breloque en métal doré et à strass. Il est 2 h du matin. On oublie les métros, et les bus de nuit réguliers. Si elle veut rentrer pas trop tard, elle va devoir mettre la main au portefeuille et manger des pâtes tout le reste du mois de janvier. Sans compter la nuit trop courte alors que dimanche, elle a un devoir de thermodynamique à faire et qu’elle a intérêt à ne pas le rater comme ses derniers contrôles. Elle a assez déconné ce soir. Elle va, vite fait, bien fait, rentrer à sa résidence et avec sa copine. Mais alors que Serena ouvre la bouche pour sonner la retraite, Fatou lui fait les yeux du chaton brillant. Les mêmes qu’elle avait devant le parc à la sortie du club tandis qu’elle la suppliait :
« Viens, on les suit, Sirie… T’as vu comme Samaël est mignon, tout doux ? Et je lui plais vraiment… Il me l’a dit ! Allez… Me casse pas mon plan, copine. Dans ton école d’intellos, tu vas finir par te pécho un futur ingénieur. À vous deux, vous taperez dans le 6 000 net par mois. Moi, le mieux que je puisse marier, c’est mon chef de rayon… »
Serena aurait pu lui opposer qu’en école préparatoire scientifique, la seule chose qu’elle peut « pécho », c’est des mites à la bibliothèque. Elle aurait surtout pu arguer que c’est dangereux de miser sur un homme pour assurer son avenir. Mais ce soir, Fatou croit dur comme fer qu’elle a trouvé le prince charmant et elle s’y cramponne de tous ses membres. C’est devenu le truc de sa meilleure amie de chasser dans les boîtes sélectes. Serena laisse couler car elle préfère voir Fatou chercher l’amour dans les beaux quartiers plutôt qu’elle reste avec le dealer agressif qu’elle fréquentait au lycée.
Frisson soudain.
Quand est-ce qu’il sort de taule au fait, celui-là ?
Serena sent Max avoir un sursaut sous elle. Il a forcément remarqué son trouble car la réaction de terreur de Serena est physique. À part sa mère, qui n’est pas tendre mais qui reste un modèle exemplaire, il n’y a qu’une personne qui fait peur à Serena sur cette terre : l’ex de Fatou.
Il va falloir anticiper son retour…
Serena ne devrait pas s’en mêler mais c’est plus fort qu’elle. Même depuis la salle d’étude miteuse de sa résidence étudiante, elle continue de surveiller Fatou de loin. Sauf qu’hier, Serena a reçu les notes de son dernier contrôle d’informatique. Lamentable, pitoyable. Alors qu’elle avait bossé comme un chien. Alors qu’elle a déjà raté les concours des grandes écoles et qu’elle a dû redoubler. Elle a eu un misérable 2/20 minoré de 2 car « elle écrivait mal ». Soit un zéro. Elle qui a toujours été première de sa promo dans son collège et son lycée de banlieue. Elle que le dernier copain de sa mère trouvait « tellement intelligente, peut-être un génie, tu devrais faire tester ta fille, Carla »… La classe préparatoire scientifique lui a peu à peu remis les pendules à l’heure jusqu’au zéro final, l’apothéose du feu d’artifice de l’échec. Le professeur d’informatique a ri en lui lançant sa copie. Il riait vraiment. La frustration et la tristesse que Serena ressentait se sont soudain transformées en rage. Se soûler et danser toute la nuit, c’est la meilleure vengeance qu’elle ait trouvée contre la vie.
Je finirai chômeuse comme toutes les filles de la cité. Et ma mère finira par se crever à la tâche, comme une misérable…
Boire, vite !
Serena tend la main pour prendre une coupe de champagne et une fraise. Mais elle suspend son geste, scrutant son verre. Si elle boit alors qu’elle est déjà ivre, elle aura la gueule de bois demain et sera incapable de travailler.
À quoi bon te battre encore ? lui susurre la petite voix de l’échec.
Mais au fond d’elle, quelque chose refuse de lâcher. Elle refuse d’abandonner ses rêves de faire une grande école, de se trouver un poste haut placé, d’avoir un bel appart à Paris et de payer une retraite dorée à cette mère qui s’est saignée pour elle toute sa vie et qui se retrouvera à la rue le jour où elle ne sera plus capable de faire les marchés.
Perdue dans ses pensées, Serena reste à contempler les bulles de champagne qui se forment sur les parois du verre. Elle a toujours adoré observer les phénomènes de la nature. Cela lui permet de s’échapper de la réalité.
Une main se pose sur la sienne, douce, grande, élégante. Le souffle de Valéry à son oreille :
— Moi aussi, j’ai toujours trouvé les fines bulles poétiques. Les reflets de l’or liquide dans tes iris ressemblent à des étoiles. On t’a déjà dit que la nuit de tes yeux était à se damner ?
Sérieusement ? T’as de beaux yeux, tu sais ?
Serena devrait en rire. Alors pourquoi a-t-elle envie de se jeter sur ses lèvres ?
La réponse lui apparaît bêtement, évidente. Jamais, mais jamais un mec ne lui a dit qu’elle avait de beaux yeux. Ça, lui parler de son cul ou de ses seins, pas de problème. Sa bouche à la rigueur, mais ses yeux… Jamais. Valéry sourit avec un triomphe qu’il peine à dissimuler. Il sait qu’il vient de marquer un point gagnant. Cela agace Serena. Elle répond :
— Non, rien à voir, je réfléchissais juste à la manière dont se forment les bulles, toutes sur la paroi.
Valéry lève la main de Serena pour regarder le verre plus attentivement. Il ne s’était sans doute jamais posé la question. Elle ajoute avec supériorité :
— Si tu te demandes, c’est pour la même raison que les gouttes de pluie ou les cristaux de sel se forment autour d’une poussière. On croit que c’est les constantes qui gouvernent l’univers mais tout est affaire d’équilibres et de perturbations.
Un regard à Valéry lui apprend qu’il n’a rien compris. Elle a un sourire méprisant. Il l’a assez écrasée de sa présence, s’il y a bien un terrain sur lequel elle peut le dominer, c’est celui de la science. Serena s’attend à une réplique de sa part, à ce qu’il tente de la combattre sur ce terrain mais sa réaction est à l’opposé. L’émeraude désirable, le sourire masculin, le contact de sa paume sur sa main, tout lui est enlevé, soudain. Valéry se rencogne dans la banquette en évitant autant que possible de la toucher avant de dire avec amertume :
— C’est bon, je ne suis peut-être pas en maths spé à Saint-Louis mais je fais de l’économie. Pas la peine de me traiter comme un débile.
Il est en colère, évidemment, mais il semble surtout blessé. Serena a mal au cœur pour lui. Elle qu’un prof a affichée la veille avec un zéro, elle ne peut pas infliger cela à un autre, aussi arrogant soit-il. Pour la première fois de la soirée, elle fait un pas vers lui. Elle appuie les mains sur les cuisses de Valéry pour atteindre son oreille :
— Pardon… Tu n’es pas bête, chuchote-t-elle. Chacun a sa propre science et j’aimerais connaître la tienne.
La flamme qui envahit le regard de Valéry est au-delà du désir. C’est d’une puissance, d’une pureté, qui enflamme Serena puis la fait reculer d’instinct l’instant d’après.
Heureuse diversion, la voiture s’arrête. Le chauffeur sort du véhicule pour leur ouvrir la portière arrière. Le jeune Maghrébin en costard s’adresse à celui qui a commandé la course : Valéry.
— Vous êtes arrivé, monsieur Desmarez.
Une des bourgeoises soûles pépie :
— Oh, déjà ?! Val chéri, tu ne peux pas lui dire de continuer à rouler ?
Valéry retrouve sa belle assurance :
— Sors ta carte, ma belle. La mienne a assez flambé cette nuit, je n’ai pas envie que mon père me gèle mon compte.
— On n’a qu’à demander aux banlieusardes de payer, ricane Marie-Eugénie.
Serena lui sert un sourire torve :
— Moi, j’ai déjà largement payé ma course.
Elle montre la paume de Valéry revenue comme par magie sur sa cuisse. Serena l’enlève avec un peu d’agacement. Elle part du principe qu’homme, femme ou flic, on doit demander l’autorisation avant de la toucher. Valéry lui rattrape la main, qu’il prend dans la sienne, dans un geste qui pourrait être tendre mais qui est effroyablement possessif :
— Tu as encore une dette, non ? dit-il avant de la laisser s’enfuir.
Serena s’extirpe de la limousine avec toute la dignité dont elle est capable, perchée sur des talons aiguille avec une minijupe et un blouson de skaï ultra serrés. Elle a grossi en deux ans qu’elle n’a pas mis ses fringues de midinette et qu’elle s’empiffre de beurre de cacahuète en révisant. Fatou la réceptionne avant qu’elle ne s’étale. La jolie Africaine en profite pour lui murmurer :
— Tu ne m’en voudras pas si je te largue là ? Samaël vit dans le quartier…
Clin d’œil alourdi par ses deux rangées de faux cils. L’espoir fait briller ses pupilles sombres. Fatou a vraiment des yeux de biche. Sa nuque est si fine, si délicate. Tout est fragile en elle. Serena grimace à l’idée de la laisser seule avec un inconnu. Souvenir de cet autre rouquin, si violent, avec lequel Serena s’est battue un an durant pour sauver son amie au sens figuré comme au sens propre. Réflexe ancien, Serena porte la main à son nez : cassé, réparé, à peine déformé, mais toujours douloureux. Ou peut-être que c’est psychologique. Elle s’est souvent bagarrée pour imposer le respect qui lui revenait et que les ados de sa cité avaient tendance à piétiner mais ce jour-là, avec le mec de Fatou, ce fut trop soudain, trop violent. Il l’a frappée sans qu’elle ait le temps de se préparer, avec l’intention nette de la blesser. Il aurait sûrement fait pire si on ne l’avait pas interrompu. Il n’a eu le temps de lui porter qu’un seul coup, de toutes ses forces. Ce n’est pas tant le choc qui a terrifié Serena. C’est sa façon de la toiser d’en haut pour lui dire : « Maintenant, tu vas te mêler de tes affaires. » Ce n’était pas une question, pas un ordre, pas même une menace, juste une certitude.
Frisson d’angoisse.
Serena n’a pas besoin de livrer ses états d’âme, Fatou lui chuchote dans le creux de l’oreille :
— T’inquiète, Samaël est vraiment gentil. Je l’ai testé. J’ai dansé avec un autre type et il n’a pas eu l’air jaloux. Je l’ai contredit et il ne s’est jamais énervé. Je fais attention, maintenant…
Serena jette un œil sur ce Samaël qui couve Fatou du regard sans oser interrompre leur discussion. C’est vrai qu’il a l’air inoffensif. Pourtant, c’est un homme, rien de plus, rien de moins. Ce qu’il veut est très clair. Serena secoue la tête et tend la main :
— Tu n’es pas comme ça, ma puce… Allez, viens, je vais appeler un Uber.
La jeune femme éclate de rire :
— En tout bien tout honneur ! Il m’a promis.
— Tu ne comprends pas… tente Serena.
Fatou lui colle un bisou sur la joue avant de lui glisser entre les doigts.
— Fatou, non !
— Je t’appelle demain, copine !
La jeune fille insouciante s’enfuit en claquant des talons sur le bitume de l’avenue pour rejoindre son prince charmant. Le rouquin l’entoure de son bras pour la réchauffer.
Au même instant, les trois bourgeoises se précipitent en piaillant dans la maison de Valéry qui vient de désactiver l’alarme. Serena ne leur accorde pas un regard. Elle reste seule dans la rue déserte et brillante de gel qui s’est déposé sur le bitume et les grilles de fer forgé. Elle observe sa Fatou qui disparaît au bras d’un inconnu. Elle se sent impuissante. Terrifiée, peut-être. Serena veut croire que ce n’est pas un mauvais pressentiment mais juste une sale impression liée à l’ambiance du quartier. Il y règne une atmosphère oppressante née de ces imposants hôtels particuliers et de ces allées plongées dans l’ombre. L’austérité de l’argent. Il y a deux 16e arrondissements. Serena sait qu’elle est dans le plus sélect. Bravo, Fatou. Bonne pioche. Si ce Samaël n’abuse pas d’elle cette nuit quand elle lui dira « non ».
Je le tuerai s’il la touche.
— Alors, tu n’entres pas, ma belle ? lui demande la voix mâle, vibrante et harmonieuse de Valéry. Vas-y, entre. Mes parents sont en voyage et ils ont libéré le personnel. Rien à craindre. Et puis, tu vas geler en attendant le taxi.
Le premier regard de Serena est pour Valéry qui se tient sous le porche de sa maison, nonchalamment adossé au cadre de la porte. En hauteur de quelques marches, il lui paraît plus grand, plus puissant, moins un prince anglais qu’un dieu antique. Elle est pétrifiée par ses yeux verts, comme s’il était l’enfant de la Méduse elle-même. Au-delà du fait que Valéry représente tout ce qu’elle déteste, la vraie raison pour laquelle Serena ne veut pas lui succomber, c’est son instinct de préservation. Cet être magnifique et friqué doit collectionner les petites banlieusardes comme des kleenex. Aussitôt utilisées, aussitôt jetées à la rue. Hors de question de passer dans son lit.
Pour échapper à l’emprise de ses yeux, elle observe sa maison de bourgeois. Et elle se prend un choc. La bâtisse n’a rien à voir avec les splendides bâtiments haussmanniens du quartier. L’endroit semble tout droit sorti d’un cauchemar. L’alcôve au-dessus de l’entrée est comme moulée sur une plante extraterrestre. Les embrasures des fenêtres imitent des ouvertures dans l’écorce d’un arbre. Une bâtisse vivante. L’air mordant de janvier pénètre Serena d’un coup. La jeune femme resserre son misérable blouson sur sa gorge nue. Ses doigts de pied à l’étroit dans ses escarpins l’élancent. Elle ne peut rien faire d’autre que fixer la gueule de cette maison-monstre qui vient de s’illuminer de l’intérieur d’une clarté chaude et basse, presque rougeâtre.
Valéry redescend les marches du perron, suit le regard de Serena et sourit avec condescendance :
— C’est un bâtiment Art nouveau. Il y en a d’autres ici. Je te ferai visiter le quartier demain si tu veux, ma belle.
Serena se voit soudain au petit matin avec lui dans son lit. Il serait si beau, nu sous les draps, ses yeux verts embués de sommeil. Elle le voit aussi lui faire visiter le quartier dans une bagnole de luxe avant de la virer de sa vie d’une tape sur le derrière : « Allez, maintenant, bon vent, ma belle ».
Non, sûrement pas, il n’y aura pas de demain.
Valéry passe le bras autour de sa taille tout en l’entraînant dans l’escalier.
— Viens, ma belle. T’aimes l’art ? Mon père est un fan d’antiquités. Tu veux voir sa collection ?
Elle résiste de toutes ses forces et Valéry s’arrête. Sans la lâcher, il plonge son regard dans le sien. Et le froid, et l’obscurité de la nuit se dissipent soudain. Il ne reste que la chaleur possessive de ses iris dont le vert s’est assombri. Il se penche pour murmurer à son oreille :
— Tu vas geler, ma belle. Je ne peux pas te laisser dehors, viens…
Ce simple chuchotement lui donne des frissons. Elle sait que Valéry l’a senti, elle est dans ses bras, comment ne le sentirait-il pas ? Elle s’attend à lire sur son visage cette arrogance triomphante qu’elle déteste tant. Elle redresse le menton, prête à combattre ce beau mâle et tout ce qu’il fait naître en elle. Mais Valéry lui sourit avec une certaine forme de nostalgie :
— Tu sais que les Mayas avaient des reines guerrières ?
La question la déstabilise. Il a vu juste, tant sur ses origines que sur son état d’esprit. Un contact sur sa joue, il la caresse avec douceur :
— Je suis sûre qu’il y a une reine dans ta lignée…
Il se penche vers ses lèvres. Elle recule et marque une distance de la main :
— J’ai des origines amérindiennes mais pas mayas, lui répond-elle. Ma reum est brésilienne, elle vient des favelas et moi je viens d’une putain de cité.
Pourquoi a-t-elle dit cela ? Et sur ce ton en plus ? Et avec cet accent qu’elle s’efforce de cacher au jour le jour à ses camarades parisiens et surtout à ses professeurs ? Peut-être qu’elle veut juste marquer la limite entre eux. Lui faire comprendre qu’ils ne sont pas du même monde ? Les jolis mots et les prunelles envoûtantes ne changent pas ce qu’il est : un fils à papa qui jette l’argent par les fenêtres. Il a claqué en une soirée de quoi payer le loyer de son studio étudiant pour un an, alors que Serena se serre la ceinture en se tuant à la tâche, alors que sa mère s’use au travail pour lui offrir un avenir. Lui n’a rien à craindre de l’avenir, rien à faire d’autre que dépenser sans compter. Non, la liaison entre leurs univers ne se fera jamais et c’est ce que son accent et le verlan impliquaient.
Valéry ne comprend pas le message caché. Il sourit :
— Tu essaies de me faire peur avec tes airs de racaille, pourquoi ? Tu as peur, toi ? Une reine guerrière des favelas a peur de moi ?
Son sourire est moqueur et pourtant doux à la fois. C’est peut-être la première fois qu’elle lit de la douceur sur ce visage racé. Elle a soudain envie d’embrasser ces lèvres si bien dessinées au pli d’habitude sauvage et ferme et qu’elle découvre tendre pour la première fois. Elle se reprend :
— Non, bien sûr que non, j’ai peur de personne, répond-elle.
— Alors pourquoi tu n’entres pas attendre au chaud ?
C’est vrai ? Pourquoi ? Il y a trois autres filles là-dedans. L’Uber mettra bien dix minutes à arriver à cette heure et dans ce quartier. Je n’ai aucune vraie raison de refuser.
Valéry passe une main autour de ses épaules et lui frotte le bras pour la réchauffer en la collant contre lui. Et c’est vrai qu’elle avait froid. Il lui fait monter les marches. La logique de Serena et son envie inavouable de prolonger ce contact entre eux, juste encore un peu, la maintiennent dans ses bras.
« Tu es stupide, ma fille ! Je ne te paie pas un studio à cinq cents euros par mois pour découcher avec le premier petit con venu. Et en plein pendant les contrôles continus, en plus ! Sale gosse, voyou, moleque ! »
Voilà ce que sa mère lui aurait dit.
Je suis en train de faire n’importe quoi…
À peine le seuil franchi, Serena se met à farfouiller dans sa pochette en imitation croco à la recherche de son portable. Ses yeux sont rivés sur le sol de marbre aussi vert et changeant que les iris de Valéry qu’elle se refuse à regarder. Elle ne veut pas succomber. Le jeune homme s’enhardit à lui toucher les cheveux. Serena n’aime pas ce que ce contact fait naître en elle. Elle l’arrête d’une main :
— Écoute, c’était sympa mais je vais rentrer. J’ai sommeil et j’ai encore des exams la semaine prochaine. On se rappelle.
C’est le moment où on sort son téléphone avec un sourire langoureux pour noter un numéro qu’on ne rappellera jamais…
Mais Serena cherche encore le sien…
Le visage du jeune homme se fige. Fini les traits doux, les yeux fiévreux et le sourire gourmand. Il a compris qu’il n’obtiendrait rien d’elle. Serena fouille par acquit de conscience les minipoches de son blouson. S’il y avait la place pour un smartphone, cela se saurait. Elle vide le contenu de sa pochette sur la tablette du portemanteau, un meuble d’acajou aux formes curvilignes et orné d’un miroir fumé dans lequel Serena refuse de regarder. Elle se sent observée. Son portable n’est pas dans son sac. Son portefeuille non plus. Elle n’a même pas de quoi s’acheter un ticket de bus. D’ailleurs, où passent les bus dans ce quartier sorti d’une autre époque et réputé pour être mal desservi ? D’autres questions plus angoissantes l’assaillent. Comment se repérer sans son GPS ? Et s’il lui arrive quelque chose en pleine nuit, comment appeler à l’aide sans téléphone ?
— Ouah ! Eugie, ton chauffeur est déjà là ! s’écrie une des miss.
La bourgeoise se jette sur la porte de bois sculpté sans prendre le temps de rajuster son Canada Goose à la capuche en poils de tanuki et à la doublure en plumes d’oies pelées vivantes. Là, présentement, malgré toutes ses convictions, Serena rêverait d’avoir son manteau. Ainsi que des boots à moumoute lapin, comme d’une des pétasses qui franchit le seuil sans un regard en arrière.
— Salut, la reine ! lui lance Marie-Eugénie en lui envoyant un baiser.
La jeune femme a un clin d’œil vers Valéry mais son sourire sonne tellement faux. Elle claque la porte derrière elle, laissant Serena seule.
Ce n’est pas très intelligent, ma fille. Et tu te prends pour un génie ?
Serena ressent soudain de la détresse. Pas à l’idée qu’elle puisse être stupide, pour une fois, mais car elle s’est mise en mauvaise posture. Seule avec deux hommes, dont un qui a été très clair sur ses intentions.
Une main se pose sur son épaule.
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