• Extrait : Across : les Gardiennes du temps de Nikki J.Jenkins et S.Langlois

    Prologue

    Salem, Massachusetts, 1692 

    La foule s’écarte sur le passage des jeunes femmes condamnées. Bras attachés dans le dos, elles avancent sous la menace des bourreaux. Les longues robes traînent sur le sol, soulevant une nuée de poussière vers leur visage baissé. En larmes, elles prient une dernière fois pour être sauvées. Autour d’elles, la population lève des armes de fortune en réclamant à grands cris leur mort.

    Cachée dans la forêt adjacente, Abigaïl Warren assiste avec horreur à la scène. Des dizaines de jeunes femmes innocentes, sacrifiées sur l’autel de la vengeance et de la jalousie. Elle imagine parfaitement le visage rond de Betty Parris1 .illuminé d’un sourire, se délectant de l’exécution du jugement dernier. Heureuse d’avoir déclenché cette chasse aux sorcières et d’utiliser la peur des autres pour servir ses propres desseins : tuer les personnes qu’elle haït sans se salir les mains.

    Dans ses bras, la petite fille d’Abigaïl gazouille tranquillement, inconsciente des dangers du monde qui l’entoure. C’est pour elle qu’elle se refuse à intervenir de nouveau. Pour que sa descendance vive. Elle doit rejoindre le couvent situé de l’autre côté du bois avant que son absence soit remarquée.

    Alors que les flammes2 emportent avec elles les dernières parcelles de vie des damnées, Abigaïl détourne les yeux, assaillie par un sentiment de culpabilité. 

    Car la sorcière de Salem, c’est elle.

     

    1 - Elizabeth « Betty » Parris est la fille du révérend Samuel Parris et l’une des accusatrices principales dans l’histoire du procès de Salem. Dans l’histoire originale, il s’agit d’une petite fille de neuf ans. Dans notre histoire, il s’agit d’une adolescente de seize ans

    2 - Dans l’histoire originale, les accusés sont, pour la plupart, pendus, contrairement à notre récit 

     

    Chapitre 1 

     

    Brooksville, Floride, 2005 

    Nous avons tous nos petits secrets. Certains sont si insignifiants que l’on peut se demander pourquoi des personnes s’échinent à les cacher aux yeux du reste du monde. Comme lorsque Bobby Baker, le playboy de mon ancien lycée, a refusé de reconnaître son aventure avec Jenny Palfort alors que les preuves étaient éloquentes. Ou comme le fait que monsieur Unger, mon ancien professeur de chimie, n’assumait pas sa calvitie et la camouflait à l’aide d’un postiche.

    D’autres secrets sont, quant à eux, bien plus lourds à porter et ne doivent être découverts à aucun prix. Pour préserver votre vie d’un enfer terrestre. Comme le mien. S’il venait à être dévoilé, je serais enfermée dans un asile ou disséquée comme un animal de laboratoire. Car mon héritage est quelque chose d’incompréhensible pour les esprits étriqués qui composent 99 % de la population.

    Nous sommes pourtant tous humains. Mais les gens ne l’acceptent pas et imposent une barrière invisible entre eux et nous. Simplement, parce que nos capacités les gênent. Certains écrits nous désignent comme des sorcières, d’autres comme des suppôts de Satan. En ce qui me concerne, le terme exact est « Gardienne du Temps ».

    Assise sur le vieux parquet grinçant du grenier, mon chat sur mes genoux, j’étudie, une nouvelle fois, mon arbre généalogique. Des gravures plus ou moins anciennes inscrites dans un carnet de cuir aux pages jaunies. Le seul moyen qui me permet de me sentir proche de ma mère. À la lueur des bougies, mes yeux suivent les lignes retraçant la chronologie de ma famille jusqu’à tomber sur la première d’entre nous. Celle par qui toute cette histoire a commencé.

    À chaque jonction, le nom de mes ancêtres se reflète. Que des femmes. Les descendantes d’Abigaïl Warren n’engendrent que des filles. Des enfants qui tiennent le destin du monde entre leurs mains. Un héritage qu’il nous est impossible de refuser. Un don inscrit dans nos gènes et qui nous mène à notre perte.

    Pamplemousse, mon vieux chat roux, se traîne vers la sortie, tandis que je referme le carnet et le range dans l’ancienne malle appuyée contre le mur du fond. Toutes les reliques familiales y sont entreposées, comme un rappel de ma condition, de mon devoir.

    Mon doigt effleure la planche de ouija3 achetée dans une petite boutique allemande par ma grand-mère. Une pièce unique, authentique, qui n’a rien à voir avec les reproductions qui pullulent dans les commerces ésotériques. La seule chose qui possède une véritable valeur à mes yeux.

    Je quitte les combles et m’engage dans l’escalier menant à ma chambre, dont les marches grincent à chacun de mes pas. Ma maison n’a rien d’extraordinaire, hormis le fait que ma famille y vit depuis près de soixante-dix ans. Après le décès de mes grands-parents, ma mère a hérité de la propriété et depuis sa mort, j’en suis la légataire. Construite sur les hauteurs, elle surplombe Brownsville, comme ses nombreuses voisines aux façades à la couleur boisée s’étirant sur deux étages.

    Mais cette vieille bâtisse, aux murs recouverts de papier peint délavé, n’est pas seulement ma demeure. Elle sera aussi mon tombeau. Un endroit qui m’a vu naître, et qui, à l’instar de ma mère, me verra mourir.

     

    3 - Planche qui comporte les lettres de l’alphabet latin, les dix chiffres romains et les mots « oui » et « non » censé permettre de communiquer avec les esprits à l’aide d’une goutte.  

     *****

    Je me réveille en sursaut, quelques heures plus tard, l’esprit encore hanté par le souvenir qui est venu perturber mon sommeil. Cette fois-ci, l’honneur revient à ma tante Jenna. Cette femme aigrie qui, durant des années, n’a cessé d’alimenter les repas de famille en reproches et mauvaise foi.

     

    « Installée dans les canapés autour de la cheminée, regardant le feu lentement crépiter dans l’âtre brûlant, j’écoute distraitement la conversation entre ma mère et ma tante. Depuis le décès de mon père, quatre ans plus tôt, chaque Noël se déroule de manière identique. Ma mère invite les seuls membres de ma famille paternelle encore en vie uniquement pour m’aider à garder un lien avec eux. Et ce, même si je lui répète sans cesse de ne pas s’encombrer de leurs présences. Cette fois-ci, ma grand-mère a décliné l’invitation, à cause d’un petit problème de santé. Et malgré mes prières, ma tante a préféré venir nous gâcher la soirée, plutôt que de tenir compagnie à celle qui l’a engendrée. Durant des années, j’ai cru être responsable de sa haine envers moi et la mériter. Mais avec le temps, j’ai compris que le problème ne venait pas de moi.

    Elle guette sans cesse la moindre raison de me critiquer. Rien ne trouve grâce à ses yeux, comme ma manière de m’habiller. Je n’y suis pour rien si son imposant derrière l’oblige à se saper comme une nonne, alors qu’il m’est possible d’exhiber ma fine silhouette sans complexe.

    Redresse-toi dans ton fauteuil, jeune fille, m’ordonne Jenna, en me lançant un regard désapprobateur. Une femme digne de ce nom doit connaître les règles de savoir-vivre.

    Ma mère garde le silence. Je m’exécute, de mauvaise grâce. 

    Ton père n’aurait jamais supporté une attitude si désinvolte.

    Je me mords les lèvres jusqu’au sang. 

    Ta cousine Larissa sait se tenir en société, elle. Son éducation est irréprochable.

    Ce qui sous-entend que la mienne laisse à désirer. Je supplie du regard ma mère d’intervenir, mais elle se contente de courber l’échine et de subir les récriminations. 

    Une situation atténuée du vivant de mon père. Aussi bien Jenna que ma grand-mère n’osaient contredire le choix de celui-ci en sa présence, même si elles ne s’en gênaient pas derrière son dos. Ma naissance, au lieu d’être célébrée comme il se doit, a sonné le glas pour ma famille paternelle. Mon arrivée a été perçue comme la victoire du couple que formaient mes parents face aux nombreuses tentatives de les séparer. 

    Au début, on a surtout ignoré ma présence, préférant renier mon existence. Mais depuis un an, les choses ont changé. Plus précisément, depuis le jour de mon quinzième anniversaire, quand ma longue chevelure brune est devenue aussi blonde qu’un champ de blé, signifiant l’activation de mon statut de Gardienne du Temps. Un tournant décisif dans ma vie, le début de ma malédiction. Aux yeux des autres, cela ressemblait à une simple rébellion d’adolescente. Pour ma tante, j’avais choisi de me teindre les cheveux pour renier mes origines, me détacher de l’image de mon père qui subsistait uniquement dans la couleur de mes cheveux. Depuis ce jour, la haine de ma tante envers moi a atteint des sommets. »

     

    La porte de la chambre grince légèrement, me sauvant de mes pensées, et une boule de poils surgit dans mon champ de vision avant de se blottir contre moi.

    Je tourne la tête vers la fenêtre ouverte qui laisse entrer la chaleur nocturne de l’été indien, tout en caressant distraitement Pamplemousse. Alors que l’automne a pris ses aises, l’été semble vouloir revenir à la charge avant l’heure en nous offrant, en plein mois d’octobre, des températures avoisinant celles d’un mois d’août. Une bénédiction avant que notre ami l’hiver pointe le bout de son nez.

    La lumière d’un lampadaire éclaire suffisamment la vitre ouverte pour y apercevoir le reflet de mon visage fatigué. Malgré les années, les souvenirs sont toujours aussi vivaces.

    L’esprit trop préoccupé pour me rendormir, je me lève et laisse Pamplemousse prendre ses aises sur mon lit.

    Je descends l’escalier menant au rez-de-chaussée, et traverse le salon, n’ayant pas l’envie de m’installer devant la télévision, dans l’immense canapé fuchsia, détonnant au milieu des meubles de mes aïeux. Je délaisse l’espace salle à manger, qui n’a pas vu d’invités depuis de nombreuses années, coupe par la cuisine, qui a subi les tests culinaires de trois générations, plus ou moins réussis, et me dirige vers le jardin. La lune, quasi pleine, éclaire suffisamment la nuit pour me permettre de m’orienter sans problème jusqu’à la petite serre construite un peu à l’écart. Un espace créé par ma grand-mère maternelle, comportant ses fleurs préférées. Ma mère n’avait pas la main verte, si bien qu’elle n’a jamais pris le temps de prendre soin de cet endroit, qui, par la force des choses, est devenu mon refuge, pour fuir la folie.

     

    Extrait : Across : les Gardiennes du temps de Nikki J.Jenkins et S.Langlois

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