• Extrait : Les Quatres éléments de Noémie Vernier

    Prologue


    Moscou, 2085
    Moreen et Clara

     

    Les lumières du cinéma se rallument et il me faut un moment pour revenir à la réalité. Un sentiment désagréable me hante depuis le début de la journée, mais impossible d’en déterminer la nature. Les conversations battent leur plein. Tous les regards sont tournés vers moi. Visiblement, le public a apprécié l’adaptation filmique de mon dernier roman malgré la faible popularité du genre fantastique. Désormais, le réalisme domine le marché du livre et j’avoue avoir du mal à m’y accoutumer. J’aime l’imaginaire, l’onirisme.
    Je sors du cinéma et signe des autographes. Les spectateurs m’applaudissent tandis qu’une foule de journalistes me presse de questions. Je m’apprête à prendre la parole quand… À l’époque où l’espace n’était que néant, quatre sphères volaient dans l’univers encore inexistant. Cette phrase s’impose subitement à moi. Elle m’est familière ; l’ai-je lu quelque part ? Je coupe court à l’échange et pénètre dans ma voiture, pressée de rentrer chez moi où mon mari et ma petite fille Carla m’attendent. Celle-ci me saute au cou et me confie avoir un devoir à faire sur la théorie des quatre éléments élaborée durant la Grèce Antique. Il faut reconnaître en passant qu’il est rare d’aborder un tel sujet à l’école primaire. Je la regarde, et brusquement, je suis assaillie par l’émotion. Je monte en trombe dans ma chambre.
    — Qu’a-t-elle ? s’étonne Carla en me voyant disparaître.
    — Une de ses idées folles, sans doute, répond mon époux qui est habitué à mes excentricités.
     
    Une fois à proximité du lit, je me replonge dans mes souvenirs.
    — C’était donc cela qui me taraudait ! La nostalgie, le manque.
    À ce moment-là, j’entends des voix en bas, entre autres celle de ma petite fille demandant :
    — Grand-mère parle toute seule maintenant ?
    — Eh bien, que veux-tu, Moreen reste fidèle à elle-même malgré l’âge ! Elle a souvent besoin d’exprimer ses sentiments à voix haute, explique mon mari avec légèreté.
    C’est là que l’idée de tout lui raconter émerge dans mon esprit. J’ai l’envie soudaine de partager mon expérience. Par les mots, je la ferai revivre. Même si je n’ai eu qu’un rôle très secondaire dans cette aventure, j’ai beaucoup de choses à en dire. Je redescends, prends Carla dans mes bras et lui résume mes dernières semaines. Elle a huit ans. C’est une enfant épanouie et elle me ressemble comme deux gouttes d’eau. Elle a toujours aimé que je lui parle de mes romans. Je lui demande si elle désire que je lui conte une histoire.
    — Quel genre d’histoire ? veut-elle savoir.
    — La plus extraordinaire qui m’est arrivée !
    J’attends qu’elle ait montré suffisamment d’enthousiasme pour finalement poursuivre :
    — J’accepte de te la narrer, mais seulement si tu promets de la garder pour toi, ce sera un secret entre toi et moi.
    Nous allons dans la chambre d’amis, une pièce chaleureuse aux murs violets tapissés d’affiches. Elle comporte un bureau et un lit recouvert de draps orange. Carla s’allonge puis regarde en l’air, impatiente d’entendre le début de mon récit. Je me place en face de ma petite fille et lui relate ce que j’ai conservé inédit jusqu’à aujourd’hui, car j’ai toujours su qu’aux yeux des adultes cela n’aurait aucune crédibilité.


     
    Chapitre 1

    Les souvenirs reviennent


    Mon histoire commence il y a bien longtemps, l’été de mes treize ans. À cette époque, mon esprit s’égarait souvent dans des contrées connues de moi seule. Je vivais autre part, dans mon univers. Un univers qui restait mon jardin secret ; je n’avais jamais souhaité le partager avec quiconque. Peut-être était-ce pour cette raison que j’avais un tempérament si maladroit, un défaut qui ne m’a d’ailleurs pas quitté. Mais passons, ce n’est pas là l’important.
    J’avais fini mes devoirs et mes parents et moi nous rendions chez un cousin éloigné nommé Arthur, que je ne connaissais pas. C’était un homme très agréable, selon ma mère. Mes parents devant partir en voyage d’affaires, il me garderait durant la semaine suivante. Je m’étais habillée à la hâte et j’agissais comme si la situation m’était indifférente. En réalité, j’étais un peu intimidée à l’idée de séjourner dans la demeure d’un étranger.
    — Moreen Rivenie, descends tout de suite ! Nous allons être en retard par ta faute ! s’impatientait mon père.
    — J’arrive, j’arrive, soupirai-je.
    Je dévalai les escaliers à toute vitesse et nous prîmes la voiture. Le trajet fut de courte durée, environ dix minutes. Nous arrivâmes devant une maison plutôt avenante avec des rideaux bleus, le numéro quatre gravé en caractère doré sur la façade. Arthur vint nous accueillir avec un large sourire et je dévisageai cet inconnu aux yeux émeraude avec intérêt.
    Ses cheveux argentés étincelaient à la lumière de cette fin d’après-midi. Il était alerte malgré son grand âge, ce qui me surprit. Je l’appréciai immédiatement. Arthur, quant à lui, me détailla, et je sentis qu’il se faisait un plaisir de me rencontrer.
     
    Il nous pria d’entrer et me dit :
    — Je suis très heureux de faire ta connaissance, on m’a beaucoup parlé de toi.
    En examinant le vestibule et les pièces qui suivirent, je m’aperçus que la demeure, plus imposante qu’elle ne paraissait au premier abord, s’étendait sur de longs couloirs. Les pièces spacieuses et habilement meublées annonçaient un hôte raffiné. Sur les murs apparaissaient toutes sortes de tableaux qui décoraient l’habitat. Nous fûmes rapidement imprégnés d’un sentiment de convivialité. Parmi les peintures, une seule attira tout particulièrement mon attention : il s’agissait d’une fée scintillante aux ailes multicolores.
    Le dîner fut servi et je me dirigeai vers la table. J’appris qu’Arthur n’avait pas eu d’enfants et qu’il avait divorcé, bien des années avant. J’étais perdue dans mes pensées quand ma mère dit :
    — Moreen a toujours voulu devenir écrivain.
    Arthur sourit et répondit :
    — C’est un beau métier, bien qu’il faille se montrer persévérant.
    — Elle est très têtue, assura-t-elle, peut être qu’un jour ça lui sera utile.
    Je m’apprêtai à protester quand je fis malencontreusement un mauvais geste et brisai un verre dont les morceaux se répandirent sur le sol.
    — Oh, je suis désolée ! m’exclamai-je confuse.
    — Ce n’est rien, assura notre hôte, je vais de ce pas chercher un balai.
    — Moreen peut s’en charger, objecta mon père.
    Le vieil homme m’indiqua alors où se trouvait le placard à balais. À peine eut-il fini de parler que la sonnerie du téléphone retentit. Il s’excusa et se dirigea vers le fond de la maison pour répondre. Moi, j’allai faire ce que l’on me demandait. J’ouvris la porte du local qui se referma d’elle-même. J’allumai et tendis le bras vers un balai quand un coffret tomba à mes pieds. Je m’agenouillai et le ramassai. La photographie qu’il contenait attira mon attention malgré moi. Elle représentait une très belle jeune fille d’environ dix-huit ans. Elle avait des cheveux d’un noir profond, des yeux bleus glace en amande dans lesquels n’importe quel homme se perdrait, cependant au premier regard on remarquait que ce n’était pas une fille facile à vivre.
    Son maintien prétentieux et ses airs supérieurs en attestaient. J’observai aussi que sa peau mate faisait ressortir ses yeux froids. Elle me déplut dès le premier instant où je m’attardai sur elle. Je songeai que c’était encore une de ces personnes qui ne pensait qu’à soigner son physique et qui n’allait pas plus loin que cela dans la réflexion.
    J’avoue aujourd’hui avoir porté un jugement un peu trop hâtif étant donné que je ne la connaissais pas.
    Pour quelles raisons Arthur gardait-il la photo de cette fille dans sa maison ? Était-elle de sa famille ? Quels liens pouvait-il entretenir avec elle ? Toute la question était là. J’entendis soudain des pas résonner dans le couloir. Je rangeai précipitamment la boîte à sa place juste avant qu’Arthur n’ouvre la porte du placard. Il s’étonna du temps que j’y avais passé et j’inventai une excuse, puis je revins à table avec lui, le portrait que j’avais vu toujours gravé dans mon esprit.
    Le lendemain :
    — Réveillez-vous, Mademoiselle !
    J’ouvris les yeux et me retrouvai face à mon professeur de mathématiques. Je le regardai et lorsqu’il se retourna, un léger rire m’échappa. Il s’en aperçut et vociféra :
    — Sont-ce les Mathématiques qui vous mettent de si joyeuse humeur ? Non satisfaite de vous être endormie en cours, maintenant vous l’interrompez ! Deux heures de retenue !
    — Mais Monsieur…, protestai-je.
    L’enseignant se tourna une nouvelle fois et je pus observer encore, avec beaucoup moins d’amusement, la multitude de caricatures de lui, collées dans son dos. Le soir, je me rendis chez Arthur et nous parlâmes longuement.
    Durant l’échange, je me souvins de la photo et lui avouai naturellement l’avoir trouvée par hasard. Je lui demandai de qui il s’agissait. À cette question, il me répondit avec une certaine raideur :
     
    — Je ne tiens pas à en discuter.
    Un silence pesant s’installa entre nous et tous mes efforts pour le briser restèrent vains. Arthur paraissait tendu et troublé. Je demeurais contrariée et bien décidée à savoir ce que l’on me cachait, car j’ai toujours été trop curieuse.
    Un peu plus tard, au moment où je laissai tomber mes devoirs de latin, la sonnerie de mon portable retentit. C’était Adrien, mon meilleur ami, qui m’informait que j’avais encore oublié quelque chose chez lui. Je raccrochai et observai la chambre dans laquelle je dormais en me demandant : pourquoi faut-il que je sois si souvent absente, ne pensant pas au monde extérieur ? Je m’endormis en contemplant distraitement la couverture du roman que je m’apprêtais à ouvrir. Elle était composée de trois jeunes filles qui portaient chacune une pierre : il s’agissait de jade, d’opale et d’ambre. Le lendemain en rentrant des cours, je ne me doutais pas que j’allais faire une découverte surprenante.


    * * * * *
    Moscou, 2085
    Moreen et Carla


    — Carla, je crois qu’il est temps pour toi de te coucher, dis-je en souriant.
    — Mais l’histoire n’est pas finie ! proteste-t-elle.
    — Demain, quand tu te réveilleras, je te raconterai la suite, mais pour ça il faut dormir.
    — Mais explique-moi, qui est la fille du portrait ? Comment s’appelle-t-elle ? Et Arthur, pourquoi ne veut-il pas en parler ? Et pourquoi…
    — Tu sauras tout bientôt, promis, lui dis-je d’une voix emplie de tendresse.
    Je l’embrasse et éteins la lumière. Mon mari a déjà succombé au sommeil ; je pénètre à pas feutrés dans la salle de bain pour me changer, au passage j’entrevois mon reflet dans le miroir et m’examine : j’arbore des cheveux noués en chignon contrairement à mon habitude d’antan. Jeune, je haïssais les couettes, les tresses et tout ce qui est semblable,
     
    mais je me suis résignée en vieillissant. Je suis devenue plus sage, plus calme et moins impulsive. J’ai perdu mes taches de rousseur et mon air irréfléchi.
    En m’observant avec plus d’attention, je remarque que la seule chose inchangée en moi est mon regard. Bien sûr, j’ai attrapé des rides et des poches sous les yeux, mais je n’ai pas abandonné mon sourire pour autant. J’ai eu une vie heureuse même si je pense encore souvent à Arthur. Je soupire, me glisse dans les draps glacés de ma chambre et m’endors immédiatement avec une idée fixe : ressortir et relire le livre encore une fois.
    Le lendemain matin, je vais dans la chambre de Carla et je la trouve les yeux grands ouverts. Elle saute de son lit.
    — Bonjour, grand-mère, alors tu me racontes la suite ? Tu avais promis ! s’exclame-t-elle.
    — Ne devrais-tu pas prendre un petit déjeuner avant ?
    Nous descendons dans la cuisine et mangeons tous les trois. Je discute de l’avant-première de mon film projeté la veille avec Adrien qui se réjouit pour moi. Eh oui ! J’ai épousé mon meilleur ami. Mais revenons-en à mon histoire, car Carla, qui a hérité de ma curiosité légendaire, s’impatiente.
    Au fil des jours, je me rapprochais de plus en plus d’Arthur. J’avais essayé à plusieurs reprises de le faire parler de cette adolescente, mais il gardait à chaque fois un silence éloquent et un air distant qui coupait court à tout échange. Pourtant, j’étais décidée. Je savais qu’un jour ou l’autre je trouverais la solution de cette énigme. Ce soir-là, pendant qu’il était allé faire des courses, j’en profitais pour monter dans sa chambre.
    Je n’aurais pas dû fouiller dans ses affaires, c’était plus qu’incorrect, mais j’étais jeune et une force mystérieuse m’y poussait malgré moi. Je me rendis dans le placard à balais, m’emparai du coffre le coeur battant, l’ouvris et me saisis à nouveau de la photographie. Je regardai au dos du portrait de l’inconnue puis je lus à voix haute : « Élément du Feu, an 1389 » rédigé en lettres détachées. À quoi ces mots pouvaient-ils bien faire référence ?
    Décidément, je n’y comprenais plus rien. J’examinais encore l’image et je remarquai que sa définition avait quelque
     
    chose d’inhabituel. En effet, elle était d’une qualité largement supérieure aux photographies que j’étais accoutumée à côtoyer. Je la retournai une nouvelle fois et relevai un détail auquel je n’avais pas prêté attention auparavant. Au dos, dans le coin inférieur était écrit : « À toi pour toujours ».
    À ce moment-là, je perçus des sons à l’étage du dessous. Je remis le portrait à sa place et me précipitai dans les escaliers. Arthur était de retour. Le jour suivant, en rentrant du collège, je tombai nez à nez avec une inconnue dont je reconnus le visage. Mon incrédulité fut si grande que je ne parvins qu’à articuler un vague :
    — Mais, c’est toi !
    La jeune femme me regarda, tout aussi stupéfaite.
    — S’est-on déjà rencontrées ?
    — Je loge chez quelqu’un qui t’est familier, je pense, lui expliquai-je.
    — Il s’agit d’Arthur, n’est-ce pas ? répondit-elle.
    J’acquiesçai. En l’observant, je m’aperçus cependant qu’elle était différente de l’image sur bien des points. En effet, sur le portrait, elle arborait des airs présomptueux et immatures, mais maintenant, elle paraissait sage et calme comme une vieille femme qui a vu passer beaucoup trop d’années. Je remarquai que même si elle était incontestablement l’adolescente de la photographie, elle était clairement plus âgée. Elle devait avoir à présent une trentaine d’années.
    Je n’oublierai jamais ce moment.
    Cette fille dégageait une aura étrange et semblait tout droit sortie d’une autre réalité. Je ne compris pas pourquoi elle affichait un visage si las. J’avais envie de connaître la réponse aux questions qui m’avaient hantée depuis quelques jours, mais malgré mon regard insistant, elle gardait le silence.
    — Je dois partir, déclara-t-elle au bout d’un moment.
    Elle me salua, s’apprêtant à me quitter, quand je la retins.
    — Quel est ton nom ?
    — Tu peux m’appeler... Lucie. Ne dis rien à Arthur sur notre rencontre, c’est inutile. Je te fais confiance, affirma-t-elle avec flegme.
    Et, sans rien ajouter de plus, elle s’en fut. Cependant, en partant, elle avait laissé tomber un objet par mégarde : un livre abîmé par le temps, jauni et en piteux état. Sur la couverture à moitié déchirée étaient dessinées quatre sphères de quatre couleurs différentes : Bleu pour l’Eau, rouge pour le Feu, marron pour la Terre et vert pour l’Air. Les sphères étaient reliées entre elles ainsi qu’à une planète qui se trouvait au centre d’elles. C’était la Terre. Sur un coin de la couverture, il était écrit : Les Quatre Éléments.
    Je ne voulus pas rappeler Lucie pour lui redonner le roman, car j’ignorais d’où me venait cette conviction, mais j’étais sûre qu’il revenait à Arthur. Je l’examinai et par curiosité, je lus quelques passages du manuscrit et je vis très souvent apparaître des noms familiers. Ce ne pouvait être une coïncidence. Il semblait parler de la fille que j’avais rencontrée et d’Arthur bien que cela me parût complètement absurde. Cette étrangère était-elle l’auteure de ce livre ? Puis sans me poser plus de questions, je me précipitai chez mon hôte. En entrant, je lui demandai à bout de souffle :
    — Que sais-tu de cet ouvrage ?
    Il me regarda sans comprendre.
    — Comment ça ? Montre-moi ce bouquin.
    Je lui présentai et il le scruta. Il écarquilla alors les yeux et éloigna le roman de sa vue comme s’il était infecté par une maladie contagieuse.
    — Où as-tu eu ça ?
    J’allais lui répondre quand je me souvins des paroles de Lucie. « Ne dis rien à Arthur sur notre rencontre ».
    — Je l’ai trouvé par terre, expliquai-je en faisant exprès d’omettre l’essentiel. Je pense qu’il t’est adressé.
    Le vieil homme fronça les sourcils :
    — J’ignore comment un tel livre a bien pu exister.
    Je lui tendis le manuscrit avec insistance et répétai avec confiance :
    — Je crois qu’il est important que tu le lises, ce n’est pas pour rien qu’il est entré en ma possession. Il me semble qu’il parle de toi.
    — Mais comment est-ce possible ?
    — La question qu’il faut se poser n’est pas « comment », mais « pourquoi ». Ce roman t’appartient, tu dois le consulter.
    Vaincu, Arthur poussa un soupir et nous commençâmes la lecture des Quatre Éléments.

     

    Disponible en numérique

    et papier


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