• Extrait : De bien petits sacrifices de Frédérique Arnould

     

     

    Chapitre 1

     

    La pénombre recouvrait la cité de Randlor depuis un long moment. Un léger brouillard flottait dans l’air comme pour annoncer une sombre soirée. Un silence lourd s’était installé. Pas une lumière ne filtrait à travers les volets ; les rues désertes donnaient l’impression d’une cité fantôme. Seul le reflet des flammes des flambeaux dansait sur les pavés, laissant des ombres inquiétantes prendre possession des lieux.

     

    Un capuchon sur le visage, un sac dans le dos, la princesse Léona courait dans les couloirs de son château. Si auparavant, elle le faisait pour s’amuser avec sa petite sœur, cette fois, c’était par dépit. Elle passa à côté des cuisines, s’arrêta brusquement en percevant un drôle de bruit. Elle se tourna, observa l’obscurité. Son cœur bondit, son sang se figea. Son visage était livide, son souffle haletant. L’espace d’un instant, elle fut paralysée par la terreur. Elle reprit rapidement le dessus sur ce sentiment. Elle refusait de se laisser déborder, elle voulait rester maître de ses émotions, de ses actes. Elle poursuivit son chemin, ne sachant pas ce qui l’attendait une fois à l’extérieur.

     

    Une silhouette se détacha dans le corridor. Son propriétaire était élancé presque squelettique. Ses longs doigts fins terminés par de grands ongles acérés remuaient avec excitation. Un rire guttural retentit, raisonnant dans chaque pierre qui constituait le château. L’individu observa Léona sans bouger jusqu’à ce qu’elle disparaisse dehors. Il la suivit d’un pas pressé, sûr de lui. Ce jeu du chat et de la souris l’amusait, mais il ne fallait pas que cela dur. Il avait faim… Songer au sang de la princesse le mettait dans tous ces états. Il devait être divin, fruité, gorgé de lumière comme un vin qui a poussé sous le plus beau des soleils.

     

    Léona quitta la cour sans même jeter un regard derrière elle. Elle ne pensait qu’à fuir cette merveilleuse cité dans laquelle elle avait passé ses dix-huit premières années. Les yeux remplis de tristesse, le cœur déchiqueté par la peur, elle fuyait. Jamais elle n’avait connu Randlor si effrayante. D’ordinaire, les rues débordaient de joie, d’individus. Le rire des enfants résonnait comme une douce mélodie. Là, le vent qui soufflait par bourrasque criait tel animal fou. Les façades de pierres des maisons agrémentées de glycine ou rosier embaumaient l’air d’une délicieuse senteur de fleur qui à cette heure de la nuit laissait place à la puanteur des ordures posées négligemment sur le pas des portes. Tout semblait si différent que Léona crut à un mauvais rêve. Ce ne pouvait pas être Randlor, cette belle cité dont l’apanage de richesse attirait bon nombre de visiteurs juste pour sa splendeur.

     

    Léona réprima un frisson. Elle tenta de garder le souvenir exquis de ce merveilleux endroit. Tout ça devait être un tour pendable de ce monstre qui la pourchassait. Il voulait la déstabiliser, lui faire perdre ses moyens. Elle ne devait pas laisser la terreur lui enlever ça…C’était si difficile de lutter, si dur de repousser la mort.

     

    Elle renifla, augmenta la cadence. Elle devait faire vite si elle ne souhaitait pas être découverte. Elle s’imaginait succéder à son père, diriger Randlor avec fermeté et bonté à la fois. Elle pensait devenir une souveraine que tout le monde aimerait. Tout ceci n’était plus qu’un rêve lointain puisque le destin lui réservait un autre chemin.

     

    Elle songea à sa sœur de huit ans. Un étau de chagrin lui comprima la poitrine. La petite serait anéantie d’apprendre sa disparition, elles qui étaient si complices malgré leur différence d’âge. Léona n’avait pas eu le temps de lui laisser une lettre pour lui expliquer la situation.

     

    D’un sens, elle n’en avait pas besoin, Aurine serait très vite au courant de ce qui s’était passé. Léona aurait souhaité lui dire d’être courageuse, de ne surtout pas verser de larmes, de se souvenir d’elle avec sourire. Elle ne pouvait imaginer que sa sœur la pleure. Ce n’était pas concevable pour cette petite fille si gaie. Elle ne voulait pas que sa mort gomme la joie de vivre d’Aurine. Sa disparition tragique devait la rende plus forte.

     

    La princesse avait bravé tous les interdits pour faire plaisir à sa cadette quelques années au paravent. Si rien ne s’était vraiment passé comme elle l’avait prévu, elle était sortie plus unie de cette épreuve. Elle esquissa un petit sourire en pensant qu’elle prenait la bonne décision. Aurine verrait en ce geste fou, un acte de courage.

     

    Haletante, Léona courait dans les rues qu’elle avait tant de fois foulées. Elle commença par se diriger vers les portes, se rétracta en songeant qu’elles étaient closes. Les gardes ne consentiraient certainement pas à les lui ouvrir. Ils se feraient un devoir de la reconduire au château. Tout comme son père, le roi Philipe, ils pensaient sûrement qu’elle y était en sécurité. C’était sous-estimé ce monstre. Il avait réussi à pénétrer dans sa chambre. Elle avait eu de la chance de pouvoir y sortir en vie.

     

    Elle ne gardait qu’une coupure au bras de leur première rencontre, quelques bleus et de nombreuses griffes sur le visage. Il faut dire qu’il avait pris plaisir à la gifler, à enfoncer ses ongles dans sa peau. C’était comme un jeu pour lui. Elle devenait sa poupée ; il se plaisait à la malmener.

     

    Elle avait eu beaucoup de mal à le repousser. Heureusement pour elle, le baldaquin de son lit était tombé sur son agresseur lorsqu’il avait utilisé sa magie. Ainsi, elle avait attrapé une cape, un sac et s’était précipitée dans les corridors. Elle aurait pu courir chercher de l’aide… À quoi cela aurait-il servi ? Elle était certaine qu’elle ne lui échapperait pas longtemps. En cet instant, elle gardait l’espoir de pouvoir faire quelque chose contre lui. Une idée qu’elle s’était mise en tête en s’enfuyant de sa chambre. Elle se convainquait qu’elle serait celle qui viendrait à bout de cet odieux personnage.

     

    Son cœur s’emballa en percevant des bruits de pas. Elle prit à gauche près du fournil, à droite après une boutique de tissus. Elle ne savait plus où aller. Elle était prisonnière dans sa propre cité. Comme un rat fuyant un prédateur, elle tournait en rond, complètement perdue. À bout, elle se colla contre un mur, glissa jusqu’au sol. Les mains plaquées contre ses yeux, elle ne pouvait plus retenir sa peine. À quoi bon lutter ; il finirait par la retrouver, elle ne pouvait pas indéfiniment courir. Le mieux était peut-être de l’attendre.

     

    Elle sursauta lorsqu’un chat gris bondit près d’elle. Il se frotta à ses jambes, miaula comme pour l’inciter à le suivre. La princesse observa l’animal, sentit son cœur se réchauffer. Sans savoir pourquoi, elle se leva. Après une seconde d’hésitation, elle emboîta le pas de cette bête. Ce dernier la conduisit sur la falaise, seul rempart naturel qui protégeait Randlor d’éventuels agresseurs.

     

    Petite, elle adorait venir à cet endroit pour contempler les embruns des vagues se fracassaient sur la pierre. Elle s’asseyait sur un rocher, admirait la palette de bleu de ce tableau. La mer se confondait avec le ciel si bien que l’horizon devenait infini. Le bruit de l’eau l’apaisait, l’enivrait au point de lui faire tout oublier. Cette musique douce, légère aspirait à la sérénité.

     

    Aujourd’hui, tout paraissait différent, elle aurait souhaité être ailleurs. Elle supportait difficilement ce son criard qui lui vrillait les tympans. À chaque vague qui s’écrasait sur le rocher, son cœur s’emballait comme pour lui annoncer sa fin imminente. Plus décidée que jamais, elle s’y précipita, voyant en ce lieu son unique chance.

     

    Elle entendit le tocsin retentir. Il ne lui restait plus beaucoup de temps avant qu’on la retrouve. Affolée, elle pressa l’allure, ils avaient découvert sa fuite, elle devait faire vite. La pluie se mit à tomber. Le sol devenait glissant, la visibilité quasiment nulle ; elle avait perdu la trace du petit animal. Ses yeux divaguaient en tout sens cherchant le chat avec angoisse. Avait-elle rêvé ? Voilà qu’elle devenait folle.

     

    Son souffle s’accéléra. La fraîcheur de la nuit l’enveloppa pour engourdir un peu plus ses membres. Elle jeta un regard par-dessus son épaule, une erreur. La silhouette qu’elle aperçut dans la brume la déstabilisa au point de la faire chuter.

     

    — Vous ne m’échapperez pas, Léona, tonna la voix de son poursuivant. J’ai toujours retrouvé mes proies où qu’elles se cachent. Cela rend juste le jeu plus attractif.

     

    — Les hommes de mon père vont arriver, tenta-t-elle de l’intimider.

     

    — Croyez-vous que cela m’arrêtera ? Vous êtes à moi. Qu’importe ceux qui se mettront sur mon chemin, je parviendrai à mes fins.

     

    Il ricana de sa voix effrayante, lança une salve d’éclairs qui s’écrasa sur la roche. Des centaines de débris s’élevèrent avant de retomber sur la princesse. Les battements de son cœur s’intensifiaient, engourdissait son raisonnement. Si bien qu’elle douta de sa décision. Que pourrait-elle contre lui ? Elle ne savait pas si elle était capable de le vaincre ni même comment elle devait faire. C’était que pure folie d’essayer de lui échapper.

     

    Perdue, elle se sentait prise au piège. Elle avait espéré un plus de temps pour pouvoir trouver un moyen de le combattre, il en était tout autrement ! Elle observa avec angoisse le filet de sang qui coulait le long de sa cheville, se releva avec difficulté avant de continuer sa route en boitant. Elle ne voulait pas baisser les bras. Elle devait aller jusqu’au bout même si elle ne parvenait pas à son but.

     

    Les bruits des vagues se faisaient de plus en plus nets. Elle ne devait pas être loin du bord. Elle hésita, voyant ces chances réduites à néant. Elle devait accepter l’échec. Elle ne pourrait rien contre lui. Elle se retourna vers le prédateur, lui fit face avec un large sourire. La peur avait quitté ses yeux pour laisser place à la détermination. Elle s’interdisait de lui offrir sa mort, c’était à elle de décider.

     

    — Je refuse d’être votre victime, lança-t-elle sûre d’elle.

     

    — Je ne vous en laisse pas le choix.

     

    — Et bien, je me l’octroie.

     

    Les bras tendus, la tête haute, elle se jeta dans le vide sans pousser le moindre cri. Elle tomba, bercée par le vent qui soufflait et la douce mélodie de l’eau. Ses cheveux bruns volaient autour de son visage, sa robe se gonfla comme un ballon. Elle aurait dû être triste au lieu de quoi elle éprouvait une intense satisfaction. Elle entendit un hurlement de rage de son prédateur, se sentit plus légère. Elle avait eu le dessus sur cet infâme personnage, même si cette histoire ne finissait pas comme elle l’imaginait. Elle sourit devant les images heureuses de sa vie qui défilaient sous ses yeux. Son ultime pensée était pour Aurine, sa petite sœur. Elle aurait tant souhaité la serrer dans ses bras une dernière fois, tant aimé lui dire de rester forte.

     

    Le choc avec la mer ne fut pas aussi douloureux qu’elle l’aurait cru. Elle s’enfonça dans les eaux sombres et sauvages comme dans un matelas moelleux. Le froid la saisit rapidement, engourdit totalement son corps. Elle ferma les paupières comme si elle s’endormait après une journée éreintante. Elle ne sentit pas le souffle lui manquer. Elle partait soulagée de savoir qu’elle échappait à ce monstre, à cette fin horrible que le destin lui imposait. Mais elle était déçue de ne pas avoir emporté avec elle cette infâme créature.

     

     

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