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Extrait : Bleeding Heart de Nikki J. Jenkins
Le début du changement
19 décembre 2017, 19h42
L’hiver n’a pas encore pointé le bout de son nez, mais il semble prêt aujourd’hui à s’installer définitivement. Depuis plusieurs semaines, les températures ont été si douces que personne n’était paré pour subir une attaque aussi rapide du froid. Moi la première. D’un geste automatique, je cache les mains dans mon pull en laine et tente de protéger une partie de mon cou en rentrant la tête dans le col, anticipant la froideur de la nuit. Mais malgré la fine neige qui tombe du ciel, l’air glacé ne m’agresse pas. Je ne ressens rien sinon une solitude inexplicable et une profonde fatigue.
À mes côtés, Will resserre sa veste en cuir, le visage baissé sur ses poings serrés. Je tente de lui saisir la main pour que ses doigts viennent entrelacer les miens et que ce geste comble le manque qui court dans mes veines. Mais il me dépasse rapidement, sans m’attendre, me distançant entre les voitures garées sur le parking.
— Will, crié-je dans le vent, n’obtenant aucune réaction.
Sans perdre plus de temps, j’accélère le pas et lui cours après, ne comprenant pas l’attitude de mon petit-ami. Je n’ai pourtant rien à me reprocher. Enfin, il me semble. Étrangement, mon cerveau fonctionne au ralenti et ma mémoire ressemble à du gruyère.
— S’il te plaît, attends-moi, le supplié-je, à nouveau.
Cette fois-ci, ma demande atteint son but. Je soupire de soulagement et le rejoins d’un pas plus tranquille. Appuyé contre la portière d’un véhicule vert, son corps semble secoué de soubresaut alors que les traits de son visage n’expriment que la douleur.
— Pourquoi es-tu si triste ? chuchoté-je, en traçant le contour de ses lèvres du bout des doigts.
Ma main frôle sa bouche et remonte doucement le long de sa cicatrice, vestige d’un accident de moto datant de quelques mois. Avant de dériver vers sa nuque et de venir se perdre dans la masse soyeuse formée par ses cheveux noirs.
— Parle-moi, murmuré-je.
Mais mes paroles ne le touchent pas. Ses yeux remplis de tristesse me transpercent et me coupent le souffle avant qu’il essuie d’un geste rageur les larmes qui roulent sur ses joues. Sans me prêter attention, il se détourne et continue son chemin.
Sans un mot de plus, je le laisse partir, le coeur brisé. Ma main retombe le long de mon corps. Abandonnée. Comme moi. Pour la première fois depuis bien longtemps, Will refuse de discuter. Est-ce la fin ? Cherche-t-il le courage de m’avouer qu’il ne m’aime plus ou redevient-il simplement celui qu’il a été ?
Je lève la tête vers le ciel, observant un instant la luminosité de la lune à travers le tourbillon des flocons. Une journée d’août, cinq ans plus tôt, me revient en mémoire. Le début du changement.*****
20 août 2012
Debout dans l’embrasure de la porte d’entrée, un sourire timide sur le visage, j’observe Johanne courir dans tous les sens. Sa robe rose pâle virevolte autour d’elle alors qu’elle nettoie et range chaque centimètre carré du salon. Quelques mèches se sont détachées de son chignon désordonné et tombent devant ses yeux sans avoir l’air de la gêner.
Je me racle la gorge pour lui signifier ma présence. Aussitôt, elle se tourne vers moi, les yeux pétillants de joie. Quand elles sont heureuses, mère et fille se ressemblent comme des jumelles. Si bien que j’ai l’impression d’avoir mon amie Sarah en face de moi.
— Émilia, s’exclame-t-elle en venant me prendre dans ses bras, quel plaisir de te voir !
D’un geste expert, elle me déleste de ma valise et la pose au pied du portemanteau.
— Merci de m’accueillir, Johanne. Je suis désolée de débarquer comme ça, au dernier moment.
— Ma porte est toujours ouverte pour toi, ma chérie. Au sens propre comme au figuré.
Un petit rire s’échappe de ma bouche.
Johanne n’aime pas vivre enfermée dans une maison. Elle a grandi avec des parents hippies dans un camping-car traversant les États-Unis jusqu’à sa rencontre avec Kevin lorsqu’elle avait 17 ans. Quatre ans plus tard, ils se sont installés dans cette maison pour l’arrivée de Josh et Johanne y est restée, même après le décès de son mari. Mais, ses années de vagabondages lui ont laissé un besoin d’air et d’espace qu’elle maîtrise en essayant d’être le moins souvent cloîtrée.
Avant de pouvoir faire un pas de plus dans la maison, une tornade déboule de l’escalier et me saute dessus.
Je me rattrape de justesse à la commode en bois, évitant de finir au sol, les quatre fers en l’air, sous le poids de ma meilleure amie. Je repousse légèrement Sarah et observe, amusée, ses longs cheveux rouges :
— J’aurais dû savoir que tu étais sérieuse dans ton dernier message.
— Toujours, tu me connais. Allez, viens. Je vais te faire une visite guidée de la maison, déclare-t-elle en sautillant.
— Sarah, laisse donc Émilia souffler un peu après son long voyage, la réprimande gentiment sa mère.
— Et puis, ce n’est pas comme si les murs avaient changé de place depuis l’été dernier, lui fait remarquer une voix masculine.
Je détourne les yeux et je les pose sur William, l’un des frères de Sarah, qui descend tranquillement l’escalier. Je le salue d’un vague signe de la main auquel il répond d’un hochement de tête distant. Il ne m’adresse
quasiment jamais la parole, et ce, depuis notre première rencontre, il y a maintenant cinq ans. Mais loquace ou non, un seul regard de sa part suffit à me faire fondre.
Sarah lui tire la langue et réajuste ses lunettes rouges sur le bout de son nez aquilin.
— Sarah, va donc mettre les affaires d’Émilia dans la chambre de ton frère.
De bonne grâce et devant le ton sans appel de sa mère, mon amie obéit et attrape ma valise avant de monter à l’étage sans perdre un instant.
— Quant à toi, Will, viens avec moi dans la cuisine. J’ai besoin de bras supplémentaires.
— À vos ordres, chef.
Je le regarde s’exécuter sans rechigner alors que Sarah redescend déjà en quatrième vitesse. Elle me saisit par le coude et ensemble, nous prenons place autour de la table ronde en verre sur laquelle la vaisselle a déjà été déposée. Johanne et Will ne tardent pas à nous rejoindre, déposant plusieurs plateaux, et s’installent avec nous. Comme d’habitude, je me retrouve à côté de ce dernier. La situation pourrait être plaisante, dans d’autres circonstances, dans une autre dimension. Une, où mes sentiments pour lui seraient partagés. Dans un endroit où, tout en déjeunant, sa main viendrait saisir la mienne sous la table et où nous partagerions autre chose que des silences indifférents. Mais je me sens toujours mal à l’aise à ses côtés. Ma gorge s’assèche rapidement en pensant à ce secret qui me hante depuis des années. Je tente de me concentrer sur la discussion entre Sarah et Johanne, et ne pas laisser mon esprit se perdre en divagation inutile. J’avale plusieurs bouchées de purée à la suite les unes des autres. Trop vite. Manquant de m’étouffer, je tends le bras par-dessus la table pour attraper la bouteille alors qu’une violente quinte de toux m’irrite la gorge. Mais impossible de l’atteindre.
Sans le moindre commentaire, Will l’attrape et me la tend. Je me sers immédiatement un verre et le bois cul sec. Le soulagement est immédiat. J’ouvre la bouche pour le remercier, mais la porte d’entrée claque, permettant le passage de Josh, l’aîné de la famille, qui a fêté ses vingt-cinq ans, trois mois auparavant. Soit quatre ans de plus que son frère et huit de plus que Sarah et moi.
— Vous auriez pu m’attendre, tout de même, se plaint-il faussement en se posant sur une chaise à côté de sa soeur.
— Le jour où tu seras à l’heure, tu mangeras en même temps que tout le monde, rétorque sa mère.
— Les meilleurs se font toujours désirer. C’est une règle d’or, fanfaronne Josh en attrapant une cuisse de poulet dans le plat.
— Vaut mieux être sourd que d’entendre une connerie pareille, ricane Sarah, en levant les yeux au ciel.
Alors que Josh et elle se chamaillent, arbitrés par leur mère, mon corps adopte une posture de défense, bras croisés autour de ma taille et regard visé sur mon assiette. La nourriture me semble, d’un coup, bien trop fade.
— Qu’est-ce qui ne va pas, Mia ?
Je tourne mon visage vers Will, étonnée. Il n’a jamais utilisé ce diminutif. Il se sert déjà à peine mon prénom.
— Je... rien de très important, marmonné-je, encore sous le choc.
— Pourtant, tu as l’air triste, subitement.
— En quoi cela te concerne ? rétorqué-je, sur la défensive.
— En rien. J’essayais simplement d’être gentil.
Il quitte la table et sort par la porte-fenêtre dans le jardin. Je jette un coup d’oeil à mon assiette avant de revenir sur la baie vitrée. Mon regard se pose sur les autres, mais personne ne fait attention à moi. Je lâche un soupir. J’hésite avant de finir par me lever et de le rejoindre.
— Excuse-moi, commencé-je en m’installant sur la balancelle près de lui, je n’aurais pas dû réagir de cette manière. Mais je n’ai pas l’habitude que tu te préoccupe de moi.
Il reste silencieux, ne sachant sûrement que dire. J’ai raison et il le sait. La première fois où j’ai mis un pied dans cette maison, il m’a snobée durant tout mon séjour, comme un gamin égocentrique. Un adolescent normal, en somme. Qui aurait envie, à seize ans, de traîner avec une enfant de douze ans au lieu d’être avec ses amis ? Personne, j’imagine. Si par la suite, nos rapports se sont quelque peu améliorés, ils n’ont jamais dépassé le statut des politesses obligatoires.
— J’aime venir ici, admis-je en souriant timidement. Il n’y a pas de piscine, pas de jacuzzi ni de terrain de tennis comme chez moi, mais j’adore cette maison. Partager la chambre de Sarah et rire avec elle devant la collection de comédie romantique de ta mère. Céder à Josh et jouer avec lui à Mario Kart, le battant chaque fois à plate couture. Mais surtout, n’être quasiment jamais seule.
Doucement, de la pointe des pieds, j’apporte une impulsion à la balancelle, donnant l’impression qu’elle bouge sous l’impact du vent.
— Mais parfois, ça me procure un goût amer, continué-je, après une longue pause. Vous voir interagir tous ensemble, me rappelle sans cesse ce que je n’ai pas. Ma mère m’oblige à passer quelques semaines par an avec elle uniquement dans le but de montrer à la presse qu’elle exerce son rôle de parent, contrairement à mon géniteur qui, lui, a totalement disparu de la circulation.
Comme le soleil à cet instant se cache derrière un amoncellement de nuages, j’ai soudain froid. Mes mains agrippent les pans de mon gilet et mes doigts remontent la fermeture éclair.
— Cette année, elle m’a présenté mon nouveau beau-père, Mr Numéro 13. Peut-être que cela lui portera chance, qui sait. Même si à mon avis, il n’en a qu’après son argent, comme tous les autres avant lui.
Je repousse une de mes mèches brunes derrière mon oreille.
— J’aimerais tant avoir une famille comme la vôtre.
— Tu es comme une soeur pour Sarah.
— Et pour toi ? chuchoté-je, sans pouvoir m’en empêcher.
La tête de mon amie apparaît dans notre champ de vision avant qu’il ne me réponde.
— Mia, ma mère accepte de nous conduire au centre commercial pour les achats de la rentrée.
Je me lève sans un mot et pars avec Sarah, alors que Josh rejoint son frère, grignotant une nouvelle cuisse de poulet.*****
19 décembre 2017, 20h12
Un flocon s’écrase sur ma joue et y laisse une empreinte mouillée, comme une larme.
Will m’a avoué, il y a quelques mois, qu’il m’avait entendu ce jour-là, mais qu’il n’avait pas voulu me répondre. Car à ce moment-là, je ne représentais rien pour lui. Si j’avais dû disparaître de son paysage, sa vie aurait continué comme avant. Et ce, sans qu’il en éprouve le moindre remords, la moindre tristesse.Disponible sur toutes plateformes
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Tags : extrait, jenkins, romance, drame, livresque
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