• Extrait : Tome 1 de la saga les seigneurs d'Eva Justine

    Chapitre1

    Le temps efface les vieilles souffrances d’antan

    L’an 1358. L’hiver rigoureux était désormais bien installé dans les Corbières. La neige tombait sans discontinuer depuis presque un mois. Les humains comme les animaux attendaient avec impatience la fin de la saison froide qui s’éternisait. Dans cette région sauvage et aride de France, la vie s’écoulait au ralenti, suivant le rythme immuable des saisons. Les provisions de bois et alimentaires commençaient à diminuer dans les foyers, tout comme l’énergie réclamée aux humains et aux bêtes pour faire le moindre effort à l’extérieur des bâtisses. Afin de subvenir aux besoins en eau dans les maisonnées et abreuver les animaux, chaque matin, les mêmes gestes se répétaient. Il fallait briser la couche de glace couvrant l’eau des puits communs situés dans les cours des châteaux ou, pour les villageois qui vivaient en contrebas, franchir dans des tourbillons blancs neigeux sur la centaine de mètres qui distançait les habitations du cours d’eau le petit Verdouble. Dans la région, le vent inséparable compagnon de ce massif aride reliant la mer méditerranée aux Pyrénées ajoutait une difficulté quotidienne supplémentaire, puisqu’il s’immisçait dans le plus petit interstice des cloisons ce qui rendait chaque déplacement encore plus laborieux. Grimpant la colline d’un pas lourd, Hugon, le vieux cheval de Baudry Montsalvat d’Aguilar, peinait à parcourir le chemin verglacé. Ses naseaux expulsant des nuages de buée, il courbait l’échine sous l’effort, mais avançait bravement. 

    — Ce sera ton dernier hiver à mon service, lui assura son cavalier, en lui tapotant l’encolure.

    Le cœur serré, Baudry songea à toutes ces années où ils avaient sillonné ensemble la région en toutes circonstances et en tous lieux. Nostalgique, il repensa que depuis près de vingt ans, il livrait à son compagnon, aussi bien ses joies que ses peines ou ses doutes. Hugon n’avait-il pas été le principal confident muet de ses premiers émois de jouvenceau ? Ne l’avait-il pas porté sur son dos lors de la cérémonie de son union avec Gisla de Montlaur ? Tout le monde dans le pays savait que cette dernière avait été enchantée de trouver dans cette alliance, celui qui comblait ses rêves romantiques, et avait éperdument aimé ce jeune seigneur. Baudry, de son côté, avait sincèrement essayé de se rapprocher d’elle, en lui disant clairement que l’acte charnel était essentiel à la réussite d’un mariage heureux. Mais, les excès de pudibonderie, sa persistance à prier au pied du lit avant d’accomplir le devoir conjugal, à cacher son corps sous les couvertures, et à ne s’offrir que dans l’obscurité quasi complète, l’avait très vite lassé. Une fois le devoir accompli, il en était venu à espérer l’avoir mise enceinte, afin de ne plus avoir à recommencer avant longtemps. Trois mois après leur nuit de noces, son désir fut enfin exaucé. Dès lors, Baudry ne partagea plus leur couche et prit ses distances avec celle qui n’avait jamais su entendre que Dieu devait rester hors de la chambre à coucher. Il lui préféra donc des servantes moins prudes, et plus enclines à se laisser séduire, quel que soit le moment du jour ou de la nuit. À dix-neuf ans Baudry Montsalvat d’Aguilar était le feu. Passionné par la chasse, les armes, et les femmes, héritier unique, choyé par les siens et aimé de tous, il menait la belle vie oisive d’un personnage bien né. La naissance de son fils ne changea rien au nouveau mode d’existence qu’il avait choisi, et il continua à délaisser la chambre conjugale, sans se préoccuper de savoir si son épouse en était malheureuse.

    Sept années s’étaient ainsi écoulées, puis un concours de circonstances l’avait amené à entreprendre un voyage hors du pays de France avec son garçon. Un matin, Agnès, la nourrice, était entrée avec lui dans la salle commune pour lui annoncer qu’il était en âge de sortir de ses jupes et de partager avec lui les relations privilégiées entre un père et son fils. Baudry avait tourné autour de lui, pesant sans doute le pour et le contre, puis avait souri en constatant que celui-ci avait en effet bien grandi.

    — Justement, je viens de recevoir une invitation à me rendre en Italie auprès d’un noble ami. Ce sera l’occasion pour nous deux de faire plus ample connaissance, avait-il répondu, en roulant le parchemin qu’il avait entre les mains.

     

    À leur retour, deux mois plus tard, la peste, telle une vague meurtrière, avait anéanti la famille Montsalvat d’Aguilar. Il avait fallu ce grand malheur afin que Baudry prenne conscience que la vie pouvait s’éteindre aussi vite que la flamme d’une bougie que l’on souffle. Tous ces morts, qui avaient été à tout jamais emportés, avaient définitivement ébranlé la foi qu’il portait en Dieu. Voilà longtemps qu’il ne s’embarrassait plus des discours moralisateurs proférés par les religieux qui le visitaient de temps à autre ni ne croyait aux menaces de brûler dans les flammes de l’enfer s’il ne revenait pas vers le Tout-puissant. De ce jour, il était irrémédiablement devenu un cathare renonçant aux bondieuseries à outrance, se contentant d’une prière personnelle pleine d’une sincère affection, lorsqu’il se rendait sur les tombes de ses parents et de son épouse. Pour le reste, il s’était préparé à s’en arranger avec Dieu.

    Successeur bien trop tôt de la lourde charge seigneuriale, il s’était acharné au travail, et avait rapidement obtenu le respect des siens, qu’ils soient nobles ou pauvres.

     

    Les années s'étaient écoulées. Le seigneur Baudry Montsalvat d’Aguilar était maintenant âgé de trente-six ans. Du jouvenceau qu’il avait été, il restait une prestance évidente, un regard pénétrant et une flamme brûlant sous la cendre. Désormais, le visage avait perdu son charme juvénile pour gagner en maturité. Quelques fils argentés parcouraient désormais ses cheveux bruns et sa silhouette alourdie de cinq kilos de muscles le rendait impressionnant. Ses yeux couleur ciel d’été, déjà marqués de ses premières rides, appuyaient sa séduction virile naturelle, et même s’il profitait de son statut pour séduire de jolies servantes ou paysannes, il n’en abusait plus vraiment.

    Il fit une halte à mi-chemin pour admirer encore une fois le décor alentour. Les reliefs blanchis d’un épais manteau neigeux persistant perturbaient le regard qui ne parvenait plus vraiment à distinguer les plaines des vallées étroites et sinueuses qu’il connaissait par cœur. Les points de repère habituels étant dilués dans l’immensité de blanc couvrant l’horizon, seul son château réputé imprenable, accroché au piton rocheux de calcaire, se détachait nettement dans le décor enneigé.

    — On y est presque, Hugon ! Allez, mon vieux ! Bientôt, tu seras au chaud et tu auras une bonne ration de fourrage, lui promit-il.

    La dernière côte raide grimpée sous le regard des sentinelles perchées sur les fortifications, monture et cavalier franchirent la double ceinture des remparts séparée par des lices. Ils traversèrent l’enceinte réservée à la populace, lorsque celle-ci était en quête de protection, puis dépassèrent une colossale porte en bois renforcée de pointes de fer, avant de pénétrer dans la cour principale. Le seigneur Baudry mit pied-à-terre, octroya une brève caresse sur le chanfrein de son vieux compagnon, et le confia à un palefrenier. Inutile de recommander à celui-ci d’en prendre grand soin, car il savait que son fidèle destrier serait bouchonné et nourri avec soin. Avançant d’un pas rapide et assuré sur la terre gelée, il donna à un serviteur les deux faisans tirés à l’arc un peu plus tôt, puis entra à grandes enjambées dans le bâtiment principal du château. L’odeur appétissante d’un plat mijotant dans l’âtre se répandant dans l’air le fit saliver. Baudry se laissa débarrasser de son mantel* mouillé et de ses armes par un domestique, avant de se diriger auprès du feu qui crépitait dans l’âtre. Tendant avec satisfaction ses doigts glacés en direction des flammes, il ne fut pas surpris de voir Estienne, son fidèle ami depuis vingt années déjà, s’approcher de lui en claudiquant.

    — As-tu fait bonne route ?

    — Excellente. Pour une fois, j’ai pu me concentrer sur les traces du gibier et arpenter mes terres sans entendre parler de mariage à tout instant.

    Baudry lança un regard bienveillant vers celui qui grimaçait, en se frottant la cuisse.

    — Allons, je sais que ta jambe souffre, et que tu aurais aimé m’accompagner même en faisant vœu de silence, mais il était plus sage que tu restes au chaud.

    — Le ciel est pourtant bien clair et dégagé aujourd’hui, dommage que cette froidure soit si mordante.

    — Ce qui m’a permis de faire une chasse satisfaisante. Demain, je me rendrai près de l’Alsou, j’ai bon espoir de tirer un chevreuil ou deux. Je prendrai les chiens et quelques volontaires, alors vois qui peut venir.

    À demi réchauffé, Baudry se tourna et offrit cette fois-ci son dos à la chaleur bienfaisante.

    — Fais-moi ton rapport !

    — Ton fils n’a pas quitté sa chambre depuis que tu lui as parlé. Nous ne l’avons pas vu non plus pour le repas du matin. Agnès est allée discuter avec lui, mais n’a pas réussi à lui décrocher un mot. Il paraît qu’il regarde par la fenêtre et reste figé telle une statue. Il doit s’efforcer de trouver une solution au problème que tu lui as exposé.

    — Je n’en doute pas, ricana Baudry. J’ai hâte d’entendre ce qu’il aura à me dire à la suite de cette longue réflexion. Envoie-le quérir immédiatement. Qu’on l’avertisse bien qu’il ne vaudrait mieux pas que je monte moi-même le déloger de sa contemplation puérile. À ce que je sache, ce sont les femmes qui ont du temps à perdre à admirer la vue sur la vallée, et il n’en est pas une.

    — Ne sois pas trop dur avec lui. Tu sais que la peste a emporté tous les amis qu’il avait. Parfois, je le plains de devoir nous supporter à longueur de temps.

    — Je sais que tu l’aimes comme un fils, cependant les temps que nous vivons sont difficiles et ceux à venir le seront peut-être plus encore. Sa position le placera sous peu à gérer la forteresse de Termes, aussi dois-je me montrer ferme.

    Baudry, désormais dégelé, gagna la table imposante positionnée au milieu de la pièce, et prit place au centre de celle-ci en se calant dans un large fauteuil en bois sculpté. Aussitôt, les domestiques défilèrent pour lui servir son repas. Autrefois bien entourée par les divers membres de la maisonnée, seule une tante paternelle à moitié sourde, rescapée malgré son âge avancé de la terrible épidémie de peste, se joignit à lui. La famille Montsalvat d’Aguilar était dorénavant réduite en tout et pour tout, au seigneur, à son fils et à cette parente dont tout le monde racontait que sa prédilection à s’entourer de ses chats, et à quitter le moins possible le château, puis en pleine contagion, sa chambre, l’avait sans doute sauvée. Elle référait prétendre que Dieu l’avait oubliée, tant il n’avait su compter les morts ces semaines-là. D’un pas lourd, son fils dégringola les escaliers avant d’entrer dans la salle. Baudry leva les yeux vers celui qui lui ressemblait trait pour trait… Édric Montsalvat d’Aguilar. Sa mine sévère démontrait qu’il était toujours fâché contre son père, et c’est donc sans le saluer qu’il prit place à table à son tour. Baudry eut un léger rictus amusé. Bon sang ! Que cet enfant lui rappelait celui qu’il avait été au même âge. N’avait-il pas lui aussi réagi de la même façon lorsque son père lui avait annoncé son futur mariage avec une demoiselle inconnue ? N’avait-il pas à son tour ressenti l’insatisfaction d’une union imposée, avec l’incertitude de savoir si la gente dame conviendrait à ses attentes ? Le devoir de la couvrir pour la rendre grosse devait sans nul doute tracasser Édric comme ce fut son cas.

    — Mange ! Nous parlerons ensuite, lui ordonna-t-il.

    Édric maugréa quelque chose d’inaudible, mais lui obéit. Affamé, il dévora sans se faire prier tout ce qu’on lui servit. Baudry s’amusa de constater que refuser de s’alimenter était plus facile lorsque l’on n’était pas soumis à la tentation du plat posé sous son nez. Il se souvint que lui aussi avait pesté, crié et juré qu’on ne le forcerait pas à un mariage dont il ne voulait pas. Sur le dos de Hugon, il avait même fui pendant deux jours la forteresse familiale, avant de revenir calmé et résigné, pour rencontrer et épouser Gisla de Montlaur. Hélas, il n’avait pas été séduit. Sa mère lui avait pourtant affirmé que l’amour viendrait avec le temps, mais cela n’était jamais arrivé. Baudry soupira. Les Montsalvat d’Aguilar avaient toujours fait leur devoir, et son fils le ferait également, que cela lui plaise ou non. Néanmoins, pour une fois, il aurait apprécié que sa femme soit encore vivante pour se charger de la corvée de mettre un peu de bon sens dans ce jeune esprit rebelle.

    — La peste soit de la peste, grogna-t-il, en plongeant ses lèvres dans son gobelet de vin.

     

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