• Extrait : La déesse des loups Tome 1 : Morsure

    Avant que la communication ne coupe, je l’entends chanter par-dessus les gémissements de sa nouvelle victime.

    — Promenons-nous dans les bois, pendant que Petite Louve n’y est pas. Si elle y était, je la dévorerais. Promenons-nous...

    Avec souplesse, j’atterris sur le parking de l’hôpital. À une vitesse vertigineuse, je cours vers la forêt.

     

     


     

    Chapitre 1

     

    Brusquement, je me réveille.

    — Désirez-vous un rafraîchissement ? demande l’hôtesse avec un très bon accent français, remarquant mon front en sueur.

    D’un geste de la tête, je décline l’offre. Comment pourrais-je avaler quelque chose en sachant que, dans à peine trois heures, je referai ma vie seule.

    Sans base, sans véritable famille, sans ami.

    Depuis que je suis montée dans cette gigantesque prison de métal, je ne cesse de ressasser les derniers événements funestes de ma pitoyable vie.

     

     

    Sept jours auparavant.

     

    Dieu créa le monde en sept jours. En une demi-seconde, Il détruisit le mien.

    — Alexandra ! cria ma mère, tandis que je tentais vainement de boucler mes cheveux ébène. Luc est là !

    Lui, c’est un garçon comme un autre de mon lycée. Ni beau, ni laid. Juste un mec parmi tant d’autres. Intelligent, mais peu sportif. Nous étions ensemble depuis deux mois, mais depuis quelque temps, Luc paressait distant.

    — Alors, on se fait belle ? se moqua ma sœur jumelle, accoudée nonchalamment à la porte de ma chambre.

    Si par jumelle, vous vous représentez deux gouttes d’eau identiques, détrompez-vous : elle était la lumière, un rayon de soleil échoué sur cette planète. Déjà, la population qui la connaissait l’idolâtrait. Elle était d’une beauté envoûtante. Maligne et calculatrice. Intellectuelle et drôle. Extravertie et... Bref, vous l’aurez compris, Angélique possédait tout. Voilà pourquoi la moitié de mon école l’admirait. Chaque jour, sa cote de popularité ne cessait de s’accroître, tandis que j’étais invisible.

    Elle était blonde comme les blés et ses boucles descendaient en cascade le long de son dos. Ses yeux turquoise pétillaient et pouvaient pleurer avec une facilité déconcertante. Un rire, l’instant suivant, des larmes. Un de ses atouts majeurs : ses lèvres, qui pouvaient se transformer en une moue irrésistible. Une déesse comparée à moi. Je n’étais qu’une pâle imitation, inachevée, à la limite du raté. Alors que son corps bénéficiait de toutes les courbes propres à une jeune femme, je n’avais que des bourrelets... Comme j’aimais à les appeler ! Je cachais ces défauts sous des vêtements amples. Je n’étais pas énorme, simplement en voie de formation. Elle était féminine, je n’étais rien. Lorsque nous nous trouvions dans la même pièce, on ne remarquait qu’elle. Toutefois, je l’aimais malgré nos différences.

    J’ignorai sa pique et enfilai un gilet : sur la côte d’azur, l’air est frais. Je descendis les escaliers, embrassai ma mère machinalement, puis mon père assis dans le salon. Puis, je rejoignis Luc.

    Aurais-je dû leur dire que je les aimais avant de partir ? Une dernière fois... Le savaient-ils au moins ? Sans doute. Qui aurait cru que...

     

    J’ai grandi dans le sable et les vagues, le mistral et le chant des mouettes. La Méditerranée, une mer magnifique lorsqu’on y trouve les endroits reculés et surtout appropriés. Je respirai profondément cet air iodé. Il me berçait depuis mon enfance. Avec Luc, nous étions assis sur la digue. Mes jambes se balançaient au-dessus de l’eau, mes orteils effleuraient l’étendue bleutée.

    D’habitude, il me prenait la main, cette fois-ci, il était loin. Il se tordait les doigts, anxieux.

    — Alexandra, mon petit ami se râcla la gorge avant de bredouiller, il faut qu’on parle.

    Généralement lorsqu’on utilisait mon prénom en entier, les mauvaises nouvelles suivaient. Dans un sens, je m’en doutais. Il avait appris l’existence de ma sœur deux semaines auparavant. Ce jour-là, il enlaçait ma taille et me chuchotait des mots suaves. Angélique, avec sa bande de bimbos, nous avait aperçus et nous avait rejoints. Elle avait prétexté me donner mon en-cas de la matinée, comme si à dix-sept ans (presque dix-huit), je goûtais encore ! Luc, bouche bée, l’avait admirée, alors qu’elle s’était présentée. Dès cet instant, il m’avait éclipsée de son cœur. En principe, les gens ne s’intéressent à moi que pour l’approcher.

    Luc me ramena dans le présent à son annonce.

    — Nous devrions peut-être arrêter de sortir ensemble ?

    Bingo Alex ! Tu as encore un contact de moins sur ta liste déjà minime.

    — Non ? m’interrogea-t-il.

     Hmm...

    ― C’était génial, m’assura-t-il. Alex, t’es une fille en or. Une perle rare.

     Mais tu préfères les diamants, murmurai-je.

     Je crois que nous ne sommes pas... compatibles.

    Clair comme discours.

    — Oui, approuvai-je, tu as sûrement raison.

     On reste malgré tout ami.

    Attention dix secondes avant impact : dix, neuf... cinq...

    — Alex, tu penses que je pourrais inviter Angélique au cinéma, en toute amitié ?

    Ben voyons ! Un rapide celui-là ! Déjà, il s’accrochait à elle ! Elle le croquerait, le dégusterait, fière de sa pêche, puis le jetterait. Mentir à Luc ? Ce serait si facile... Non, tu n’es pas son type. À quoi bon... Il tomberait quand même dans ses filets mortels, parce que tout le monde la préfère.

    — Oui, elle sera enchantée, répondis-je, le cœur brisé. Il n’était pas le premier, il ne serait pas le dernier.

    Heureux, il bondit, me salua et partit. Seule, je regardais les reflets du coucher de soleil sur la mer. J’aimerais tant être un poisson ! Pas d’examen à la fin de l’année, ni de tristes et saugrenues pensées. Pas de sentiments, seulement des instincts primaires.

    Le temps pansera cette blessure.

    Tandis que je me relevais pour retourner à la maison et déguster un pot de glace, peut-être même deux, excellent remède contre le chagrin d’amour, le dernier tube de Rihanna chanta dans ma poche. Je sortis le téléphone, étonnée de recevoir un appel.
     

    Luc aurait-il déjà dragué Angélique ? Sûrement. Non... Le numéro ne lui appartenait pas...

    J’appuyai sur le bouton vert et écoutai. L’homme des urgences s’expliqua vite.

    — Je suis désolé, nous n’avons rien pu faire. Il était trop tard.

    Il me pria alors de rejoindre l’hôpital de la Ciotat, le plus rapidement possible.

    Une tonalité m’indiqua la fin de la conversation.

    Je fermai les yeux. J’espérais que ce ne soit qu’un cauchemar, dont je me réveillerais bientôt.

    Malheureusement non.

     

    Dans une salle d’attente, je regardais ma sœur, en larmes, dans les bras de ma tante... De notre tante, pourtant elle ne semblait consoler qu’Angélique. Un médecin, à l’air navré, nous rejoignit et nous raconta.

    — Un enfant à vélo pédalait devant la voiture de vos parents. Il a roulé sur un nid de poule et il est tombé. Pour l’éviter, votre père s’est déporté vers l’autre voie. Seulement, un camion arrivait dans l’autre sens. Le conducteur n’a pas pu freiner à temps et les a percutés. Je suis navré.

    Le cri déchirant d’Angélique secoua la pièce silencieuse. Ses sanglots redoublèrent alors qu’elle se serrait contre Tati.

    Peiné, l’homme me tendit une boîte.

    — Leurs effets personnels, précisa-t-il.

    Instantanément, ma sœur la saisit et garda les derniers trésors.

    Sous le choc, je ne dis rien. Un abîme se creusa dans mon cœur.

    Aucune question ne me vint à l’esprit.

    Plus jamais je ne reverrai le sourire de ma mère, ni n’entendrai la voix de mon père. Jamais. Un mot douloureux pour une adolescente.

    Le temps panserait-il cette blessure ? Jamais !

     

    Le deuxième jour, le téléphone ne cessa de sonner. Ma sœur et moi furent assaillies de messages de condoléances.

    Le troisième jour, je bravai les regards emplis de pitié de mes camarades. Le lycée m’aiderait peut-être à oublier. M’abrutir au travail me sortirait peut-être de cette spirale morbide.

    Le quatrième jour, Angélique se réfugia dans les bras chaleureux de Luc. Elle pleurait encore et encore. Toujours. Elle ne se cachait pas et aimait susciter la compassion auprès des autres élèves.

    Le cinquième jour, l’enterrement eut lieu. Le prêtre débita ses sermons, il tint des propos élogieux concernant les défunts. Le soleil brillait et mes cheveux de jais volaient librement dans le vent. Libres... Tandis qu’ils reposaient dans leur boîte en sapin... Éternellement prisonniers... Durant la cérémonie, ma sœur sanglotait. Les larmes roulaient sur son visage parfait. À force de pleurer, ses yeux auraient dû être bouffis et ses traits tirés, néanmoins, rien ne pouvait enlaidir sa beauté parfaite. Sa meilleure amie, Cyrielle, frottait vigoureusement son dos et lui susurrait des paroles réconfortantes. Elle aussi était belle, aussi belle qu’Angélique... Tandis que tout le monde l’entourait, personne n’était là pour moi. Déjà, la solitude me gagnait.

    Le sixième jour, j’appris qu’il était impossible que l’on puisse loger toutes les deux chez ma tante et mon oncle. L’appartement étant trop petit pour deux adolescentes, un choix s’imposait. Le dilemme était délicat, car ils nous aimaient autant, sans la moindre distinction. Comment choisir entre deux nièces que l’on a vues grandir, qui sont votre chair et votre sang ? Angélique ne pouvait quitter ses fans, ses habitudes, sa « tonne d’amies », ses « centaines de copains », ainsi que sa région natale. Elle ne le concevait pas et ne tolérait pas cette idée. Finalement, je me sacrifiai. Je savais que personne ne me regretterait longtemps. Dans un mois, je ne serai qu’un lointain souvenir... Au plus grand soulagement de ma moitié, je préparais ma valise. La seule famille qui pouvait m’héberger était une tante inconnue, résidant au Canada. Je connaissais vaguement son nom, mais généralement, on n’évoquait guère cette femme. Je repartais à zéro, dans un « Nouveau Monde », loin de tout. Je ne pris que le strict nécessaire, n’emportant que quelques objets précieux. Pour marquer ce départ, ce changement, je coupai mes longs cheveux d’ébène en un carré strict. Alex l’Heureuse disparut avec sa vie d’antan. Alexandra partait pour un pays à l’autre bout de l’univers, dans une contrée inconnue. Par amour pour ma sœur, j’abandonnais tout. Un mois après la rentrée des classes, alors que j’avais mon baccalauréat à la fin de l’année, j’étais contrainte de déménager et de recommencer ailleurs, de construire seule un avenir sans fondation, loin de ma France bien-aimée, de mes souvenirs, des vestiges de mon passé, de la tombe de mes parents.

    Le septième jour, à l’aéroport, je grimpai dans l’avion, résignée. Mon oncle travaillait, ma tante gardait les enfants du voisin. Angélique ? Je cherchai son visage dans la foule. Nada ! Elle ne vint pas pour nos adieux. Je partis, seule, pour affronter mon destin. Personne pour me regretter.

     

    L’engin fend le ciel, me plongeant dans une transe, une spirale infernale où les traits de mes parents subsistent. Rien ne les altère. Je les revois encore et encore. Avant leur accident, devant la télévision, à table... Partout. Mais ils ne sont plus, ils n’existent plus. Ils sont morts. Ils ont abandonné une fille de dix-sept ans, dans un monde sauvage, sans amour, sans foyer...

    Aucune larme depuis le discours du docteur, même pas aux obsèques. L’ai-je réalisé ? Oui. Voudrais-je en parler ? Non. La vie est si éphémère. Un jour on naît, une nuit on meurt. En un instant, tout bascule, vous êtes propulsé et forcé à grandir, à mûrir.

    Lorsque l’avion se pose, sur la piste d’atterrissage, je ne ressens rien. Je ne suis qu’une simple enveloppe corporelle, une coquille vide. Désormais, je suis prête à affronter cet avenir.


     

    Extrait : La déesse des loups Tome 1 : Morsure

    Disponible en numérique et

    en papier


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